Bisesero : quand on ne veut pas chercher, on ne trouve rien

By Survie 

Seize ans après le dépôt de plainte pour complicité de génocide par des rescapés de Bisesero et Murambi, le parquet de Paris a rendu publique, mercredi 7 septembre, la décision des juges d’instruction de clore l’enquête par un non-lieu. L’association Survie dénonce une instruction à décharge, et un profond mépris vis-à-vis des victimes du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Avec d’autres parties civiles, elle fait appel de cette décision pour s’opposer à un déni de justice.

Dans le dossier judiciaire relatif à l’abandon par l’armée française des Tutsis de Bisesero à leurs tueurs, du 27 au 30 juin 1994, et aux accusations d’exactions commises au camp de réfugiés de Murambi, les juges d’instruction avaient laissé croire en juin 2022 à une relance des investigations sur la base d’une synthèse sommaire du rapport Duclert [1]. Les juges ont finalement ordonné un non-lieu, dix-sept ans après les plaintes de rescapés tutsis. 

Pour Raphaël Doridant, spécialiste du dossier à l’association Survie, « les masques tombent. Les juges ont laissé croire qu’ils reprenaient l’enquête car ils ne pouvaient pas boucler leur instruction sans évoquer le rapport Duclert. Mais ne voulant rien chercher sérieusement dans le rapport, ils n’y ont rien trouvé. »

Cela a d’ailleurs été leur attitude tout au long de l’instruction : ne rien chercher pour ne rien trouver. Une fois de plus, une fois de trop, les magistrats montrent le peu de cas qu’ils font des victimes du génocide à Bisesero. Les derniers juges en charge du dossier n’ont même pas pris la peine de rencontrer tous les plaignants. 

Raphaël Doridant poursuit : « La saisie de la cour d’appel est indispensable pour éviter un déni de justice. L’absence de secours résulte d’un choix de la hiérarchie parisienne. Un faisceau d’indices le montre et certains actes d’instruction, refusés par les juges, permettraient de l’établir. »

Précisions

Quelques exemples du refus des juges de tenir compte des faits

Les magistrats estiment que seul le général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise (22 juin-22 août 1994) était responsable des décisions opérationnelles sur le terrain (intervenir ou pas à Bisesero, par exemple). Pourtant le rapport Duclert apporte plusieurs preuves d’instructions opérationnelles données par l’état-major des armées au général Lafourcade. Cela aurait dû conduire les juges à entendre l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées en 1994, et son adjoint le général Germanos. Auditions demandées en 2017 et refusées.

Le rapport a également mis en évidence le rôle-clé joué par l’état-major particulier du président Mitterrand dans la gestion de la « crise rwandaise » par Paris, à partir de 1990. Le général Lafourcade a dit aux magistrats instructeurs que le 29 juin 1994, au moment où les Tutsis de Bisesero sont abandonnés à leurs tueurs, le colonel Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, « a le président de la République sur le dos». L’audition du général Quesnot, chef de l’état-major particulier, s’impose d’évidence, à l’instar de celles de l’amiral Lanxade et du général Germanos, pour déterminer qui a pris la décision de ne pas intervenir pour secourir les Tutsis en cours d’extermination.

Les juges écrivent dans leur ordonnance de non-lieu que « le délai de trois jours [au terme duquel l’armée française a fini par intervenir] a été celui de l’éclaircissement d’une situation qui demeure encore confuse pour les acteurs du terrain et pour le commandement ». Or l’extermination en cours à Bisesero était très claire dès le 27 juin 1994. Ce jour-là, le lieutenant-colonel Duval a rencontré une centaine de Tutsis sur les hauteurs de Bisesero. Il a rendu compte le soir même par téléphone (selon ses dires, confirmés par Vincent Duclert [2]et par fax au colonel Rosier. Ce dernier a été à nouveau informé le lendemain par un des subordonnés de Duval [3]. Le même jour (28 juin) deux reportages consacrés à la rencontre faite par Duval étaient diffusés sur RFI. Le 29 juin, deux articles paraissaient dans Le Figaro et Libération, et les services de renseignements (Direction du renseignement militaire et Direction générale de la sécurité extérieure) rendaient compte à l’état-major des armées… On ne voit vraiment pas de quel éclaircissement les acteurs de terrain et le commandement auraient eu besoin.

Les magistrats écrivent enfin qu’une fois la situation éclaircie, « tous les secours nécessaires » ont été apportés par les militaires dès le 30 juin. Ceci est en totale contradiction avec la réalité des faits. En effet, aucun ordre de porter secours aux Tutsis massacrés à Bisesero n’a été retrouvé pour la journée du 30 juin. L’ordre donné à un détachement français était de traverser Bisesero pour aller à une vingtaine de kilomètres au-delà. C’est l’intervention de journalistes auprès de l’arrière-garde de ce détachement militaire, et l’initiative spontanée prise par ces militaires français de s’arrêter pour protéger les Tutsis de Bisesero, qui enclencha le sauvetage des 800 Tutsis encore vivants le 30 juin. Entre-temps, un millier d’entre eux avaient été tués. (End).

[1] Remis au président de la République en mars 2021, le rapport de la commission Duclert tente de compiler sur un millier de pages les éléments disponibles dans les archives françaises qu’elle a pu consulter, au sujet du rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Les juges n’ont pas pris la peine de tenir compte de l’ensemble des éléments contenus dans ce rapport, qui édulcore pourtant une partie des responsabilités françaises, en particulier à Bisesero.

[2] Vincent Duclert : « Au Rwanda, la France a écarté la réalité », Jeune Afrique, 4 avril 2021, propos recueillis par Mehdi Ba.

[3] Vidéo de l’Établissement cinématographique et photographique des armées (actuel ECPAD), 28 juin 1994. Publiée par Mediapart le 25 octobre 2018.

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* Survie est une association loi 1901 créée en 1984 qui dénonce toutes les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique et milite pour une refonte réelle de la politique étrangère de la France en Afrique. Survie propose une analyse critique et des modalités d’actions encourageant chacun à exiger un contrôle réel sur les choix politiques faits en son nom. Elle rassemble les citoyens et citoyennes qui désirent s’informer, se mobiliser et agir.