Comment commémorer les victimes d’un Génocide en contexte de Coronavirus et de confinement ?

Les noms de certains Tutsi victimes du Génocide à Ntarama

By Dr Jean Mukimbiri, Médiateur.

Kigali, 08 Avril (ARI) – Kwibuka26 ou la 26ème Commémoration du Génocide des Tutsi perpétré en 1994 a lieu aujourd’hui dans un contexte particulier de pandémie mondiale du Coronavirus, mais aussi de confinement, mais ici encore une fois la dignité humaine garde toute sa valeur comme nous le présente Dr Jean Mukimbiri, Médiateur. Lire son Article :

Quand Commémoration rime avec Coronavirus et avec Confinement…

Comment commémorer, en contextes de coronavirus et de confinement, les victimes du génocide qui a été perpétré contre les Tutsis du Rwanda ? La réponse à la question peut être abordée sous plusieurs angles, et se situer à bien des niveaux. Mais qui trop embrasse mal étreint. Limitons-nous, pour axer notre approche sur les rites, sur nos rites, ces rites où émotion et réflexion concourent, sans d’ailleurs toujours le faire à égalité d’occurrence.

Du rite comme mesure de variabilité du deuil

Le rite : c’est là un critère qui paraît être à potentielle valeur universelle, un critère de possible, ou d’effective application universelle, en matière de deuil, de commémoration en l’espèce. Pensons à nos rites comme à des critères de mesure du deuil, pensons au rite comme au critère de mesure de variabilité, au départ de la matrice constitutive de nos orientations en matière de deuil, ici de commémorations.

Qu’est-ce donc que le rite, qu’est-ce que le rite funèbre tout spécialement, puisque c’est de cela qu’il s’agit en l’occurrence ? Quelles sont les manifestations du rite, quelles sont les différentes expressions du rite, quel est le sens profond du rite, quelle est la fonction de nos rites ?

Inspirons-nous, pour y répondre, de quelque huit travaux de recherche auxquels sont associées plus de dix-sept personnes et Associations de personnes : à tout Seigneur tout honneur, Monseigneur Aloys BIGIRUMWAMI , puis José DAVIN et Michel SALOMARD , Christian BIOT , Damien LE GUAY , François DAGOGNET et Tobie NATHAN , Christian DE CACQUERAY , Philippe GAUDIN , avec Mahmoud AZAB, Véronique CROMBÉ, Yves DULAC, Arlette FONTAN, Philippe HADDAD, et Brigitte TISON.

Pour ratisser large sur leur spécificité, nos rites sont ces comportements funèbres observés tant chez l’individu qu’au niveau de la collectivité, face à nos morts, et pour nous. Il s’agit de tous traits culturels destinés à accompagner notre deuil ou notre commémoration, ce deuil ou cette commémoration dont le sens est, au demeurant, très étroitement lié aux rites. Deuil et rites : ceci ne va pas sans cela. Il s’agit, pour les rites, au cours de notre deuil ou de notre commémoration, d’un phénomène à la fois personnel et social, qui vise le rétablissement d’équilibres internes, après la rupture brutale et le choc dus à la disparition des nôtres.

« Les rites », nous apprennent José DAVIN et Michel SALOMARD, « sont une formidable ressource qu’une communauté humaine et culturelle offre à ses membres, spécialement dans les moments d’incertitude, de désarroi, où l’on ne sait plus bien que dire ni que faire. » « Les rites sont à la fois, langage, qui dit quelque chose, et action, qui fait quelque chose. »

Il s’agit, là, s’accordent nos chercheurs, comme d’un réservoir de « sagesse que chacun peut enrichir de ses propres intuitions, car le propre du rite est d’offrir un monde de significations suffisamment ouvert pour que chacun y pénètre à sa façon personnelle ». Pour Christian BIOT, le « rite est un ensemble de gestes, de paroles, d’attitudes codifiés par lequel un pouvoir est transmis, par lequel une grâce est produite. Le rite est comme un canal qui transmet des effets de bénédiction ou de malédiction. »

Entre rite solennel et rite personnel ou rite confiné

Pour faire très court, on aura, ainsi, compris dimension sociale, mais aussi personnalisation, dans ce comportement funèbre qu’est le rite. À tout patriarche culturel tout honneur, redisons-le… Nous apprenons, par exemple, de feu Monseigneur Aloys BIGIRUMWAMI que « croyant à une forme de survivance de l’âme, les Rwandais veulent rester en communication avec leurs morts. » Par des rites donnés… Dimension sociale, jusque dans une certaine éternité, de cette dimension :                                        

 « Montrez-moi la façon dont une nation ou une société s’occupe de ses morts, et je vous dirai, avec une raisonnable certitude, les sentiments délicats de son peuple et sa fidélité envers un idéal élevé. » Citation attribuée à William EWART GLADSTONE, homme politique britannique

Écoutons ou lisons ce penseur, pourtant étranger, qui nous parle de nous, et du rite, dont la pertinence est rendue même par son absence : « Respecter la dépouille mortelle est la façon la plus élémentaire de manifester la dignité de toute personne humaine. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, la façon dont les guerres civiles et les génocides anéantissent presque toujours les rites funéraires et nient par-là le caractère unique et sacré de tout individu, jusque dans la mort. Les charniers du Rwanda, du Kosovo et d’ailleurs l’ont, au cours des dernières années, dramatiquement rappelé au monde. »

C’est là reconnaître, avec cet autre spécialiste, que « Quand les morts sont honorés et que la mémoire des plus lointains ancêtres reste vivante, la force d’un peuple atteint sa plénitude. » Dimension sociale, mais, aussi, personnalisation, individualisation du deuil et des rites, qui lui sont indissolublement liés… Dimension sociale donc, voire universelle, au travers de ces rites… Mais aussi dimension individuelle des rites. Les rites ne sont pas, en effet, nécessairement des produits de grande consommation. Voilà par où commémoration rime avec confinement.

De la conditionnalité, pour la réussite du rite

Il existe, selon Christian BIOT, quelques conditions, pour l’efficacité des rites : un temps d’arrêt, arrêt du temps… « cette non-précipitation chronologique favorise une non-précipitation psychologique. » Appuyant l’idée, Patrick BAUDRY renchérit : « La ritualité s’oppose précisément à l’ordre d’une société de performance et de vitesse… La ritualité, justement, ouvre le temps d’un ralentissement à l’encontre du temps rapide ; elle consiste en une suspension du temps. Elle donne lieu à ce ralentissement que nécessité l’interprétation… »

C’est vrai que, comme stipule C. BIOT, le « rite demande qu’on accepte de convoquer les autres », mais c’est vrai aussi, comme il s’empresse encore de le préciser, que, « Souvent, dans un premier mouvement, les endeuillés ne veulent déranger personne. (…)  Et le chercheur de poursuivre : « Comment soutenir la vie des rites pour qu’ils ne sombrent pas dans un ritualisme obscur et désuet ? » Le ritualisme obscur et désuet d’institutions impersonnelles et anonymes… Voici les pistes de recherches qui nous sont proposées :

1. Pour que nos rites ne sombrent pas dans un ritualisme obscur et désuet : il faut la naissance de gestes symboliques. Un exemple très simple : interruption du train-train quotidien, moments de pause, ou moment pour tramer un sens, moment de trame d’un sens…. Incroyable mais vrai, ou vrai, aussi incroyable que cela puisse paraître, à quelque chose sont bons les moments de confinement !

2. Pour que nos rites ne sombrent pas dans un ritualisme obscur et désuet : Inscription du rite dans un geste fondateur. Un exemple : votre conjoint avait 60 ans, au moment où le génocide l’a frappé. Ou vous veniez de passer 60 ans de vie conjugale avec votre conjoint… Pour faire mémoire de votre conjoint, vous avez 60 pétales d’une fleur que l’on appelle une rose… Soixante ans, soixante pétales… Dans ce rite, en confinement, s’inscrit votre histoire, son histoire. C’est l’anamnèse du premier geste fondateur. Confinée, la personne endeuillée prend en compte l’anabase d’une vie significative, d’une histoire de vie significative, ou d’une histoire significative de vie, en référence à ses propres repères.  

3. Pour que nos rites ne sombrent pas dans un ritualisme obscur et désuet : Recherche, active, toujours actuelle, de la raison d’être du geste fondateur, pour son enracinement dans l’histoire personnelle ou collective. Pas question de « Cela se fait, donc on le fait. » Pas question de le faire dans des commémorations publiques, solennelles, sous caméras ou non…

4. Pour que nos rites ne sombrent pas dans un ritualisme obscur et désuet : Quête du sens ou de l’efficacité du rite. La transmission de la bénédiction ou, le cas échéant, de la malédiction du rite, est généralement « confiée à des agents qui ont reçu le droit et le pouvoir de l’assurer. » L’évêque, le prêtre, le patriarche, l’aîné, l’ancien, aujourd’hui, tel ou tel spécialiste ; le psy, le chercheur, tel comité d’organisation d’une commémoration, telle ASBL de rescapés du génocide en cause, etc. Attention cependant, le rite subit l’épreuve du temps. Le rite peut être comparé, selon C. BIOT, « à ces photocopies de photocopies de photocopies : elles deviennent illisibles. Pour échapper à l’usure des rites, trois propositions :

1. L’importance des écarts par rapport à la codification du rite (…) C’est l’écart qui redonne vigueur au rite, c’est l’écart qui fait sens, comme les notes qui, en marge d’un texte, deviennent plus importantes que le texte lui-même. C’est dans ces écarts que se situe la créativité. » Comment ne pas dire que l’actuel contexte de confinement y est éminemment propice ?

2. Deuxième élément pour échapper à l’usure : « Vérifier que le rite rejoint les destinataires dans ce qui fait le fond de leur être, de leur histoire et qu’il relie cette singularité (…) à l’ensemble » de leur communauté ou à l’ensemble de l’humanité ».  « La valeur du rite (…) n’est pas dans l’excentricité mais dans l’inscription dans notre chair (personnelle et sociale (…). » Unité dans la diversité. Diversité dans l’unité… Pour être confinés, nous n’en sommes pas moins ouverts…

3. Troisième élément pour échapper à l’usure, et pour fonder notre unité, malgré le confinement : « Avoir une connaissance sommaire de l’histoire du rite qu’on utilise aujourd’hui. Cette histoire nous apprend l’évolution du rite dans son organisation rituelle et dans ses significations possibles. »  

Fonde en raison la conditionnalité susmentionnée, la dignité humaine qui est ici en jeu.

L’enjeu des rites : la dignité humaine est supérieure à toutes les puissances

Faire le deuil de quelqu’un, commémorer une personne, c’est chercher à redonner de sa dignité au disparu. La dignité ne s’entend pas dans l’impersonnalité, dans l’anonymat, la dignité n’est pas désincarnée. Chaque personne humaine porte, en elle, la forme entière de cette dignité. Forme entière ? Incommensurable, littéralement.

Expliquant la teneur du tout premier article de la DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME, c’est, si je ne m’abuse, TRAN TRAN, un ancien Secrétaire général d’une ancienne commission internationale de juristes, qui aurait dit, je le cite de mémoire : « La dignité humaine est supérieure à toutes les puissances, y compris celle de l’État. »

Ajoutons cette autre idée, que nous inspire une interprétation de l’ARTICLE PREMIER DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME : fonder notre deuil, ou la commémoration des nôtres, sur la dignité humaine. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Ici, pour « égale dignité », « égale » n’est pas un adjectif du mot « dignité », mais une partie de la notion elle-même. L’égalité dont parle la Déclaration n’est pas arithmétique, mais réciproque. En protégeant la dignité des autres, je défends en même temps la mienne. » Antoine CARAPON et la Fédération Internationale Des Droits de l’Homme, lors du Cinquantième anniversaire de la DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME. « L’opposition est un moteur puissant de la réflexion critique  » », avise Jean-Marc DEFAYS, dans «  Principes et pratiques de la communication scientifique et technique : « En ignorant la dignité humaine de feu tel, je ne défends pas en même temps la mienne, au contraire. »

La dignité humaine est le seul vrai bien de toute première nécessité. Les biens de première nécessité ne sont donc pas d’abord à chercher dans la seule nourriture, dans le seul logement et dans les seuls vêtements. Le « plus important des biens de première nécessité », interpelle le philosophe John RAWLS, « c’est le respect de soi », et de l’autre, d’une « égale dignité » que moi.

Connaissance sui generis de la ritualité pour thérapie et pour pédagogie

Disons, in fine, que l’élaboration des rites relatifs au deuil ou aux commémorations des victimes d’un génocide nécessite une certaine connaissance de la ritualité, connaissance sans laquelle les symboles demeurent non décodés. La réalisation d’une telle ritualité exige une connaissance qui soit à la fois étendue et profonde. Voilà qui fait penser à Catherine WARDI et à Marthe ROBERT, dans un autre contexte.

La connaissance et la transmission d’une telle ritualité tient, peut-être, de « cette faculté, rare, de dépersonnalisation (…) qui permet (…) de s’identifier avec le moindre objet vivant », avec le moindre sujet vivant, une personnalité capable « de faire face à toutes les souffrances présentes et passées.» Souffrances présentes et souffrances passées, qu’elles soient collectives ou individuelles, qu’elles soient publiques, solennelles ou confinées…

Procédons donc à la recherche d’une toujours meilleure conception de nos rites, d’une toujours meilleure opérationnalisation de nos rites. Pour leur inscription dans la durée, et en nous… Le rite individuel, le rite restreint à une très petite échelle sociale, médicalise le deuil, ou la commémoration, sur fond de créativité. Le rite collectif, à plus ou moins grande échelle, socialise, ou resocialise. Cherchons donc, ou re-cherchons un point d’équilibre, la pierre d’angle, la clé de voûte, pour l’édification de notre ritualité, entre médicalisation par notre deuil ou par notre commémoration, et socialisation, ou resocialisation, par notre deuil, ou par notre commémoration. Puisse le confinement physique ne pas être synonyme d’enfermement de l’esprit ! (Fin)

Dr Jean MUKIMBIRI, Médiateur

Tél mobile : 00 32 478 68 67 93

j.mukimbiri@yahoo.fr

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1. Monseigneur Aloys Bigirumwami. Imihango n’Imigenzo n’Imizilirizo mu Rwanda. Traduction : Us / usages, coutumes et Interdits au Rwanda, Nyundo, troisième édition, 1984.

2. José Davin et Michel Salomard. Avec nos défunts. La relation continuée. Bruxelles, Éditions Saint-Augustin, 2003.

4. Christian Biot. La célébration des funérailles. Propositions et perspectives. Paris, Desclée de Brouwer, 1993.

4. Damien le Guay. Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ? Paris, Les Éditions du Cerf, 2003.

5. François Dagognet et Tobie Nathan. La mort vue autrement. Luisant, Imprimerie Durand, 1999.

6. Christian de Cacqueray. La mort confisquée. Essai sur le déclin des rites funéraires. Préface du Cardinal Lustiger. Chambray-Lès-Tours, Éditions C.L.D, 2002.

7. Philippe Gaudin, avec Mahmoud Azab, Véronique Crombé, Yves Dulac, Arlette Fontan, Philippe Haddad, Brigitte Tison. La mort. Ce qu’en disent les religions. Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2001.

8. Citation attribuée à Gladstone, homme politique britannique du XIXe siècle. Cité par C. Cacqueray, page 52.

9. Carapon (A.). et FIDH. 1948-1998. Cinquantième anniversaire. Déclaration universelle des droits de l’homme. Paris, 1998, p.

10. Defays ( J-M ). Principes et pratiques de la communication scientifique et technique. Préface d’Arthur Bodson. Bruxelles, Éditions De Boek Université, 2003. 150 p.

11. Wardi (C.). Le génocide dans la fiction romanesque. Paris, PUF, 1986, p.165-166.