Œil et Oreille d’Humanité, pour commémorer à l’échelle mondiale

Par Dr Jean MUKIMBIRI* 

Prenons la mesure à l’échelle de l’histoire, pour situer notre texte dans le contexte : « En près de 3.500 ans d’une Histoire documentée, seulement 268 ans n’ont pas connu la guerre1. » Il reste que, sur les 3.500 ans de cette  Histoire » inhumaine « documentée », seules trois situations de génocide sont reconnues. Le XXIème siècle s’annonce-t-il comme l’âge de raison ?

La question n’est pas rhétorique, loin s’en faut. Il peut, en effet, sans excès, être affirmé que le nouveau siècle, voire le nouveau millénaire, seront, notamment, ceux des commémorations des victimes de génocides, ou ne seront pas. De quoi faut-il s’étonner ? La réponse figure dans le cri archéologique et toujours actuel de la guerre. 

Nous voici donc aujourd’hui au cœur d’une « mission, éthique, scientifique et de veille stratégique », de celles qu’assigne, à l’Unesco, l’Acte constitutif de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture : « La guerre prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. »

Mais qu’on se rassure : nous serons plutôt modestes. Si l’Unesco se veut œil et/ou oreille de toute l’humanité, nous nous voulons, quant à nous, simplement, œil et oreille d’humanité. 

Œil et oreille ou la vue et l’ouïe… Il aura fallu les deux des cinq sens, pour subsumer tous les autres, en vue d’établir le rapport entre la nature du génocide et la nécessité de la commémoration de ses victimes. C’est donc parce que, au vu et à l’ouïe, et donc au su de tous, un génocide est commis que, d’abord, force est de bien définir la commémoration qui en découle, ou en coule comme de source, qu’ensuite, la nécessité s’impose, de l’inscrire dans un continuum historique, histoire de réparer symboliquement le passé, pour préparer l’avenir, qu’enfin, l’on se doit de mettre en place d’idoines modalités d’expression du devoir de mémoire sans, au demeurant, se voiler la face, quant aux limites liées aux commémorations.

Procédons dans l’ordre, pour l’exploitation succincte du plan ainsi suggestivement annoncé.

I. Commémoration : l’acception ou dénotations et connotations 

La nature et l’ampleur de l’objet global qui justifie ici la valeur de la commémoration appellent la plus grande extension sémantique de cette dernière, sous le rapport de l’acception. Inspirons-nous du mot de Jean-Marie SCHAEFFER, qui reprend DERRIDA : « La langue est un système, les termes présents », dans une définition donnée, « renvoient à tous les mots du système » lexical  et sémantique de la définition, « ce qui fait qu’il existe, dans » toute définition, « des forces d’attraction cachées reliant un mot présent et un mot absent, ces forces ne pouvant que peser sur l’écriture et sur la lecture de ce texte2 », de cette définition en l’occurrence.  

Les champs lexical et sémantique du vocable de commémoration renvoient à des valeurs, à des idées, à des concepts précis. La commémoration consiste en une remise en mémoire, en une cérémonie, en une célébration, en un anniversaire ou en un souvenir célébrant une ou des personne-s, ou alors un événement, à titre officiel ou de manière officieuse, publiquement ou non, dans la solennité ou en catimini, dans l’ombre ou au grand jour, et ce, idéalement, pour toujours.

II. Inscription de commémorations dans un continuum historique

C’est à la faveur des guerres dites mondiales et des situations de génocides, du XXème siècle, que germent, puis voient le jour l’idée, le concept et la valeur de commémoration. Ces guerres et ces situations de génocides vont à telle enseigne rythmer et marquer tout le cours dudit siècle que s’imposera la notion même de commémoration à l’échelle internationale, tant elle était comme tacitement tracée d’avance. Contrairement à l’idée parfois répandue, les commémorations d’événements mondialement vécus depuis la première décade du XXème siècle ne commencent pas avec sa dernière décennie.

Au niveau international, la genèse du concept ou de la valeur de la commémoration au sens ici entendu et son inscription dans la perspective d’un continuum historique sont de tradition relativement récente : 

« Les prémices du devoir de mémoire furent posés après la Première Guerre mondiale. En juillet 1919, Alexandre MILLERAND, alors Commissaire général de la République à Strasbourg (France), demande un rapport relatif aux zones de combat, en tant que « souvenir de guerre », pour ne pas oublier. Mais l’usage du concept de devoir de mémoire a été, premièrement, évoqué en rapport avec la Seconde Guerre mondiale, grâce à certains résistants et aux déportés survivants qui ont cherché à perpétuer le souvenir de leurs expériences et de leurs camarades tués aux combats. De la sorte, ils ont contribué à « maintenir présents à l’esprit de tous » les actes de barbarie des nazis. » 

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 de l’ONU, s’inscrit, nous semble-t-il, dans la dynamique d’actes d’autant plus commémoratifs qu’il est d’une nature juridique internationalement consacrée.

Dans le même sillage de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis d’Amérique initient de ces commémorations inhérentes aux conflits planétaires dans lesquels ils ont activement été impliqués. À ce stade cependant, la lettre et l’esprit en sont encore étroitement liés à leur implication spécifique : ethnocide et génocide des Indiens à l’époque de l’occupation du continent par les Anglo-Saxons, Japon avec, notamment, la Bombe nucléaire d’Hiroshima, ségrégations et persécutions racistes des esclaves noirs et des Afro-descendants.

Mais c’est véritablement vers les années 1990 que la notion, le concept et la valeur de commémoration vont connaître une relative fortune, en référence à trois dates différentes internationalement consacrées pour commémorer un même destin : celui du génocide anti-arménien, de la Shoah et du génocide qui a été perpétré contre les Tutsis du Rwanda. Les dates de commémorations de ces phénomènes macrosociaux et de méga-contentieux de génocides sont respectivement les suivantes : 27 janvier pour la Journée internationale dédiée à la mémoire de la Shoah, 7 avril pour la Journée internationale de réflexion sur le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda, et 24 avril pour la Journée de commémoration du génocide des Arméniens. 

Initialement conçu pour le devoir de mémoire qui réfère à la Deuxième Guerre mondiale, le vocable de commémoration connaîtra une évolution qui, en 2005, s’ouvre à ce génocide anti-juif plus connu sous le nom de l’Holocauste ou de la Shoah. Par la résolution intitulée « Mémoire de l’Holocauste », adoptée le 1er novembre 2005, l’Assemblée générale a décidé que les Nations Unies proclameraient tous les ans le 27 janvier, date d’anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste : 

« La Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste est une journée durant laquelle nous devons réaffirmer notre attachement aux droits de l’homme, dont la cause a été brutalement profanée à Auschwitz. » Puis de penser au génocide « et aux atrocités perpétrés depuis… » On songe au génocide qui a été perpétré contre les Tutsis du Rwanda. Une décision historique a été rendue le 16 juin 2006, par la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Dans cette décision, il a été statué que le génocide des Tutsis du Rwanda est « un fait de notoriété publique », qui « fait partie de l’histoire mondiale. »

Les Etats-Unis viennent de reconnaître officiellement le génocide anti-arménien. Dans une Déclaration à la fois publique et solennelle, le Président démocrate Joe BIDEN s’est exprimé, en date du 24 avril 2021, pour affirmer, sans ambages, que les Ottomans, en Turquie, ont commis, contre les populations arméniennes, un génocide. Tout donne à penser que, désormais, les pays qui, par realpolitik, refusaient de s’aliéner la Turquie, vont emboîter le pas à ceux pour qui les massacres de 1915 répondent à la qualification juridiquement établie de génocide.

Il convient de constater que, bien avant les résolutions susmentionnées, dans la quasi-totalité de sa diversité, la société civile, dans nombre de pays, avait reconnu le génocide en cause. Sur ce dernier, comme sur ceux qui l’ont suivi, un faisceau de concordances s’établit, entre des chercheurs, pour fonder en raison le concept et la valeur de la commémoration.

III. Faisceau de concordances entre les spécialistes sur la commémoration  

De Cheikh ANTA DIOP le savant africain, pour qui « seule une véritable connaissance du passé peut entretenir la conscience et le sentiment d’une continuité historique », au Britannique William EWART GLADSTONE, chez qui la commémoration des morts donne la mesure de la « fidélité » d’un peuple envers « un idéal élevé », en passant par des chercheurs chevronnés, des constantes, convergentes ou complémentaires, se dégagent, d’une manière exemplaire.

Voici : 

Cicatrisation symbolique des blessures intérieures en reconnaissance de ce qui s’est passé, construction et matérialisation de relations-sources d’espoir et d’ouverture sur des futurs mélioratifs, et donc refus de reproductions des mêmes réflexes sociaux, inventivité en somme, perception de la nécessité de la commémoration comme une responsabilité à l’égard de histoire, prise de recul ou de hauteur par rapport à un présent par trop absorbant, mise en place de liens intergénérationnels, instauration de mécanismes de prévention d’un avenir forcément incertain, fondation ou refondation d’un destin commun sur fond du renforcement d’une identité qui s’inscrive dans la durée, bref, la commémoration vise une pluralité de fonctions : cathartique, thérapeutique, généalogique et pédagogique, une fonction réconciliatrice et de lutte contre le négationnisme, etc. 

Insistons. Le propre de ces souffrances extrêmes étant d’être incommunicable, les mobiles ou les motivations de la commémoration se veulent d’ordre vital, ou existentiel : hommage aux victimes et soutien aux rescapés, mise à nu d’idéologies criminogènes, des responsabilités d’États et des pouvoirs ad hoc, tentative de solder ou d’exorciser un passé obsessionnel, dont Bertold BRECHT nous prévient la possible récidive au lendemain de l’Holocauste : « Il ne faut pas, pour nous, chanter victoire, il est encore tôt : le ventre est encore fécond, d’où est sortie la  bête immonde.» 

Anne-Marie REVCOLEVSCHI renchérit. Il faut commémorer, en effet, puisque l’amnésie nous guette déjà. Force est de commémorer, puisque l’anémie de la mémoire est là. Il est nécessaire de refuser cette anémie, de faire remonter à la surface de nos consciences, des événements qui y étaient perdus. Commémorons donc les victimes de génocides, mais avec quelles modalités d’expression ?

IV. Commémoration des victimes: quelles modalités d’expression ?

Déconcertante mais non paradoxale, la toute première modalité d’expression aura été le silence, même lorsque les témoignages avaient été consignés : un silence assourdissant. Abasourdis, les rescapés de génocides se sont tus et se sont terrés.

Selon Boris ADJEMIAN et Raymond KÉVORKIAN : « L’histoire du génocide des Arméniens a longtemps été écrite sans recourir aux témoignages des victimes et des rescapés. » Concernant le génocide anti-juif, il faudra attendre 18 ans après le Second conflit mondial pour lire un Fernand BRAUDEL. D’après Xavier TERNISIEN, BRAUDEL « cosigne un manuel d’histoire qui paraît sous le titre Le Monde actuel, histoire et civilisation. (…) 

Dans la partie de l’ouvrage consacrée au conflit, le génocide des Juifs occupe en tout et pour tout une demi-ligne, dans la phrase suivante :  “Le nombre de tués, militaires ou civils, est très élevé, surtout en Europe centrale et spécialement parmi les groupes ethniques pourchassés par les nazis : juifs, Gitans…” Le régime de Vichy est évoqué en quelques paragraphes, mais aucune mention n’est faite du statut des Juifs adoptés par l’Etat français. Pendant les quarante ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les Juifs déportés ont été les ”victimes invisibles” du conflit, pour reprendre une formule de Marc FERRO. » 

Le caractère non tardif des témoignages sur le génocide qui a été perpétré contre les Tutsis est sans doute dû, d’abord, à la présence de la MINUAR (Mission des Nations Unies Pour l’Assistance au Rwanda), ensuite aux combattants de l’Armée Patriotique Rwandaise, branche du Front qui porte les mêmes attributs et, enfin, à l’ère de la prolifération de l’information et de la communication grâce à quoi ont été vite approchés les très rares rescapés. Le génocide s’est, du reste, déroulé sous des caméras. Mais encore faut-il savoir que la reconnaissance du même génocide fait timidement son entrée dans les arènes des instances internationales quelques mois après le déclenchement du « crime des crimes » : TPIR pour le Rwanda, tout comme il y a eu le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, TPIY en sigle.

Pour les rescapés des trois génocides comme pour leurs descendants, les commémorations revêtent plusieurs formes : Déclarations et commémorations périodiques, publiques, officielles et solennelles, mise en place de lois et de traités internationaux par des États pour reconnaissance des faits, établissement des responsabilités, travaux de recherches, introduction de l’histoire des génocides dans le système éducatif, construction de mémoriaux, lois anti-négationnistes, créations d’associations dédiées à la mémoire et à la justice et, là où c’est possible, exhumation des corps, ou des restes humains, pour les inhumer dans la décence, édification de mémoriaux et de stèles commémoratives, etc. Pour autant, les avantages de la commémoration ne sont pas exempts ou libérés de toute limite. Mettons les limites en exergue, avant les dernières de notre conclusion.

V. Mettons les limites en exergue, avant les dernières lignes de notre conclusion : Les limites liées à la commémoration ne peuvent ni ne doivent en hypothéquer l’universel et salutaire bénéfice.

S’il y a, comme avantages, reconnaissance officielle de crimes dont des États sont comptables ou coupables, avec, comme réparation symbolique, notamment, et donc non exclusivement, demandes de pardon, aux populations victimes ou à leurs descendants, qualification historiquement établie de la victime, ayant, pour corollaires, reconnaissance de son statut, possibilité de résilience pour l’établissement ou le rétablissement d’équilibres sociaux, pour la prévention de situations génératrices de conflits de même nature, on trouve, néanmoins, au moins deux ordres de limites liées aux commémorations. 

Il y a, d’une part, difficulté, voire, dans des cas extrêmes, impossibilité de la victime à sortir de l’état de déréliction où l’a, parfois irréversiblement, relégué un phénomène qui, jusqu’alors, relevait de l’ordre de l’inconçu, ou de l’ordre de l’impensé. Mais il y a, d’autre part, le rejet, parfois massif, de commémorer des événements qui chargent, ou culpabilisent le groupe social auquel on appartient. Au Rwanda, par exemple, les commémorations se tiennent dans un contexte de cohabitation obligatoire entre bourreaux et victimes. Mais qu’à cela ne tienne. 

Définie sur une base à la fois « scientifique, éthique et de veille stratégique », en vue d’être inscrite dans un continuum historique salutaire pour tous, étayée de modalités d’expression universellement partagées, la valeur de la commémoration a l’avantage d’exister. « Les crises que nous vivons ne sont pas celles de l’Histoire, elles sont celles de la transmission », affirmait récemment un ancien homme d’État. (Fin)

*Jean MUKIMBIRI,                                                                                                     

Docteur en Philosophie et Lettres    

Médiateur   

Certifié en gestion d’organismes culturels                                                   

S.G. de RESIRG (Réseau International Recherche et Génocide)