Procès Hategekimana/Manier pour génocide à Paris, 16 juin 2023. J25

           Audition de Marie INGABIRE, constituée partie civile.

           Audition de Gloriose MUSENGAYIRE, constituée partie civile.

           Audition de Pierre LAURENT, expertise balistique.

           Audition de Josias Semujanga, professeur à l’Université de Montréal.

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Audition de madame Marie Ingabire, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître BERNARDINI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence depuis KIGALI.

Marie INGABIRE, partie civile au procès, avait 7 ans au moment du génocide. Elle, ses parents et sa fratrie de dix enfants habitaient près de la colline de RWEZAMENYO. Ils ont commencé par voir des réfugiés se diriger vers cette colline, puis à voir des maisons incendiées. La famille a alors décidé de fuir elle-même sur la colline. Marie est restée avec sa mère tandis que l’autre partie de la famille s’est séparée. Les Tutsi réfugiés à RWEZAMENYO ont vu venir plusieurs petites attaques qu’ils ont repoussées avec des pierres.

Au moment de la grande attaque de la colline de RWEZAMENYO, Marie a vu sa mère se faire découper devant ses yeux. Des Interahamwe l’ont vue et au lieu de la tuer immédiatement, ils lui ont demandé de raccompagner un de leurs enfants qui était aveugle et qui les avait suivis. Elle a accepté mais l’a, en réalité, emmené près de chez elle pour pouvoir s’y cacher. En arrivant, Marie s’est cachée dans un champ derrière une maison voisine à la sienne. Elle a ensuite changé de cachette à plusieurs reprises.

Le récit de la témoin est interrompu par le président qui demande à ses conseils quel est le lien entre son récit et les faits qui nous concernent. L’avocat répond qu’elle est ensuite allée sur la colline de KARAMA qui est inclue dans l’OMA (NDROrdonnance de Mise en Accusation). Le président lui rappelle que cette cour d’assises est saisie par renvoi et qu’il convient de prendre en compte les faits évoqués dans l’arrêt de renvoi.

La partie civile reprend son témoignage. Elle raconte qu’elle est, en effet, ensuite allée sur la colline de KARAMA où elle y a retrouvé son père et quelques membres de sa famille. De nouveau, une grande attaque est venue décimer les réfugiés présents sur la colline. Marie a perdu son père, un de ses frères et sa femme qui était enceinte et d’autres membres de sa famille présents au moment de l’attaque. Elle a fui et s’est cachée dans des buissons jusqu’au lendemain matin. Elle a ensuite changé plusieurs fois de cachette pendant plusieurs semaines avant que les Inkotanyi reprennent la région. Ils l’ont trouvée du côté de NYANZA, au lieu-dit ARETE. De sa famille, seulement quatre enfants ont survécu. Un frère, deux sœurs et elle.

Audition de madame Gloriose MUSENGAYIRE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître BERNARDINI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Gloriose, qui est aussi partie civile au procès, est la sœur de Marie, la témoin que nous venons d’entendre. Elle avait 15 ans en avril 1994. Son récit commence ainsi un peu de la même manière que celui de sa sœur. Elle précise cependant que deux de ses frères n’étaient pas avec eux au moment où le génocide a commencé, l’un avait notamment rejoint les Inkotanyi.

Après s’être cachés pendant plusieurs jours, Gloriose et le reste de sa famille ont été séparés de Marie et de leur mère et sont allés sur la colline de KARAMA. Arrivés à KARAMA, elle s’est séparée de sa famille le 28 avril, jour de l’attaque et est arrivée à l’ISAR SONGA avec une de ses sœurs et sa cousine. Une grande partie de sa famille est morte à KARAMA.

Gloriose raconte ensuite qu’elle a vécu environ une semaine à SONGA. Un jour, elle a vu un hélicoptère passer au-dessus de la colline et, le jour suivant, a eu lieu la grande attaque de l’ISAR SONGA. Au moment de fuir, Gloriose a été retenue par une voisine qui était enceinte. Toutes deux se sont cachées dans des marécages, d’où elles entendaient les tirs et les explosions. Une fois la nuit tombée, des tueurs sont arrivés avec des chiens pour débusquer les derniers survivants. Après plusieurs jours à rester dans les marécages, la femme avec laquelle elle se cachait, Yvette MUKAWERA a senti des contractions arriver. Elles sont parties de leur cachette et sont arrivées dans la maison d’un homme qui a reconnu Yvette et qui leur a dit d’aller au centre de santé. C’est donc ce qu’elles ont fait, en suivant la route qu’il leur avait indiquée et, en passant une barrière, grâce à l’argent que le père de Glorieuse lui avait donné, elles ont pu continuer leur chemin.

Yvette a pu accoucher au centre de santé de Ruyenzi et s’y reposer quelques jours. Puis, des Interahamwe sont venus dénicher les réfugiés au centre de santé, les ont fait sortir et descendre dans une fosse pour les tuer. Gloriose a alors levé la main pour se faire entendre et a prétendu être une Hutu pour que les Interahamwe ne la tuent pas. Elle a donné le nom de son voisin Hutu et a dit qu’elle était sa fille et qu’Yvette était la femme de son frère. La supercherie a fonctionné puisque les deux jeunes femmes ont pu retourner au centre de santé.

Après encore plusieurs jours, un nouveau groupe d’Interahamwe est arrivé pour se choisir des femmes Tutsi. Un des Interahamwe a choisi Yvette. Avant de partir avec lui, cette dernière a reconnu un assistant médical qu’elle connaissait et lui a demandé de prendre Gloriose avec lui. C’est ainsi que, pendant plusieurs semaines, Gloriose a vécu chez cet assistant médical et sa femme qui, elle, était hostile à l’idée d’abriter une Tutsi et a voulu la tuer plusieurs fois.

Une nuit, elle a entendu les militaires venir au domicile de l’assistant médical et dire que les Inkotanyi arrivaient. La famille a fui dans les jours qui ont suivi et Gloriose a été sauvée par les Inkotanyi. En revenant chez elle à la fin du génocide, elle a retrouvé les seuls survivants de sa famille, deux de ses frères, et deux de ses sœurs, dont Marie.

La défense remarque plusieurs liens de parenté entre la témoin et d’autres parties civiles au procès, et lui demande si elle a parlé des faits avec eux avant le procès. Gloriose répond qu’évidemment, ils en parlent entre eux tous les jours : « C’est notre vie, nous nous rappelons les nôtres ».

Audition de monsieur Pierre LAURENT, expertise balistique.

Monsieur Pierre LAURENT se présente comme ingénieur en expertise balistique. Il commence par expliquer ce qu’est un mortier 60, arme mentionnée sur les sites de NYABUBARE et de l’ISAR SONGA. Il s’agit en fait d’un tube lisse, fixé sur un trépied posé sur le sol. Cette arme est facile à installer. Une journée de formation suffit, nous apprendra-t-il plus tard, pour manier cet engin qui tire des obus de 60 mm. La portée peut aller de 100 mètres à 1km200. Chaque obus pèse entre 1kg 200 et 1kg 400. Il n’explose qu’au moment où il touche le sol.

Le témoin va ensuite s’intéresser à chacun des deux sites concernés. Pour faire ses calculs, il s’est appuyé sur les coordonnées GPS fournies par les juges d’instruction. Comme le lui fera confirmer la défense et qui semble le lui reprocher, monsieur Laurent ne s’est jamais déplacé au Rwanda.

A NYABUBARE, le témoin estime que le mortier avait été placé à moins de 500 mètres à vol d’oiseau de la colline où s’étaient massés les réfugiés. Il semblerait que ce soit la présence du militaire Pierre NGIRINSHUTI, lui-même armé, qui ait justifié l’intervention des gendarmes. Les villageois n’étaient pas arrivés à bout de la résistance des Tutsi. Les tirs ont été effectués à flanc de colline: les tireurs pouvaient ainsi voir ce qu’ils faisaient. Chaque obus mettait environ 8 à 10 secondes pour atteindre son but. Les rescapés qui n’avaient été que blessés ont été achevés par la population armée de machettes et de gourdins.

A l’ISAR SONGA, comme à Nyabubare, les réfugiés se tenaient à flanc de colline, à environ 650 mètres du mortier. Si militaires et gendarmes sont intervenus, un seul mortier avait été installé sur la colline d’en face.

Monsieur Laurent commente, explique. Il précise en particulier qu’il n’y a pas eu de tirs intensifs car il aurait fallu un camion d’obus. Par contre, la taille des obus confirme le fait qu’un témoin ait pu les transporter dans une boîte de 40 cm sur 20 cm. Les tirs étaient effectués à vue.

Sur question des avocats des parties civiles, le témoin précise que le bruit n’était pas énorme, qu’un peu de fumée se dégageait des tubes au moment des tirs, que la trajectoire des obus était perfectible et qu’on pouvait les suivre à l’œil nu.

Madame VIGUIER, pour le ministère public, pose une question sur le parcours professionnel du témoin: il est ingénieur en énergétique, artilleur de formation. Ce dernier précise qu’une seule personne peut utiliser le mortier. Il peut y avoir un chef de tir et un observateur, ce dernier ayant comme rôle de faire corriger le tir à l’œil nu.

La défense, quant à elle, s’étonne des affirmations que le monsieur Laurent fournit à l’appui de ses explications. Ce dernier explique qu’il a eu connaissance d’un certain nombre de témoignages contenus dans le dossier.

Audition de monsieur Josias Semujanga, professeur à l’Université de Montréal, témoin de contexte proposé par le CPCR, en visioconférence depuis MONTRÉAL.

Le témoin commence par dire qu’il se trouvait à Paris en avril 1994. Réfugié au BURUNDI en 1973, il quittera ce pays pour le CANADA en 1987. A Paris, il est surpris par la « naïveté » des gens qu’il rencontre alors que des massacres avaient déjà eu lieu à GIKONGORO dès le 12 avril. Les massacres de masse avaient déjà commencé avec les images des massacres provenant de l’église de la paroisse des Pères Pallotins au sud-est de GIKONDO.

En novembre 1994, à la lecture du livre de Colette BRAECKMAN, Histoire d’un génocide, il se dit surpris d’y trouver des stéréotypes d’une autre époque: les Hutu aimaient épouser les femmes tutsi « plus modernes » que les paysannes hutu.

Monsieur Semujanga tente de démontrer alors comment une idéologie peut engendrer des pratiques sociales. La propagande invente alors la notion de « bouc émissaire ». Comment expliquer la participation massive de la population à de tels massacres?

Le témoin évoque le mythe fondateur du Rwanda. GIHANGA (du verbe qui veut dire « fonder ») avait trois fils: GAHUTU, GATUTSI et GATWA (ce qui renvoyait à des catégories sociales et non ethniques). On pouvait d’ailleurs changer de catégorie.  90% des Tutsi n’appartenaient pas à la classe dirigeante: ils vivaient comme les Hutu. Les paysans vivaient dans une grande précarité, soumis aux aléas climatiques. Quant aux possesseurs de vaches, ils étaient favorisés par le fait qu’ils pouvaient se déplacer au gré des pâturages.

Un roi dirigeait le pays, qui se tenait « au-dessus de la mêlée ». On lui attribuait une naissance « mythologique ». C’est lui qui nommait les trois chefs: celui du gazon, celui de la terre et celui des armes. Les conflits existaient, mais entre les lignages, pas entre Hutu et Tutsi. L’opposition Hutu/Tutsi va naître au moment de la colonisation.

Le roi YUHI MUSINGA, qui refuse de se faire baptiser, va être écarté et exilé au Congo voisin. C’est son fils que le colonisateur choisit, MUTARA RUDAHIGWA qui, une fois baptisé, va renoncer à tous les attributs anciens. Il ira jusqu’à consacrer le Rwanda au Christ Roi (NDRNom du collège de NYANZA, la capitale royale).

Dans les années 50, les élites vont à leur tour se définir comme HUTU et TUTSI. On assiste à la création de partis politiques: l’UNAR, monarchiste, et l’APROSOMA et le PARMEHUTU. Le Manifeste des BAHUTU, publié en 1957, développe une propagande hutu: les HUTU étant majoritaires doivent gouverner. Les TUTSI sont définis comme des étrangers et les HUTU considérés comme les premiers habitants du pays. Les colonisateurs belges soutiennent alors le PARMEHUTU (NDRParti du mouvement de l’émancipation hutu). Les TUTSI sont déplacés et, dès l’indépendance en 1962, ils deviennent des citoyens de seconde zone.

En 1973, lors du coup d’état du général HABYARIMANA, les TUTSI seront chassés de l’administration, des écoles, des universités. Se met en place une politique dite « d’équilibre ethnique » couplée avec un discours de paix. Naissent alors des dissensions entre HUTU du nord et HUTU du sud et du centre du pays. « Aux TUTSI on donne la paix, aux TWA les tôles et tout le reste est réservé aux HUTU » dira-t-on ironiquement.

Après le discours de LA BAULE, en juin 1990, les exilés tutsi, anciens réfugiés de la fin des années 50 qui avaient trouvé refuge en OUGANDA, reviennent au pays par les armes (1er octobre 1990). Au Rwanda, vont naître de nouveaux partis politiques. Pendant ce temps, HABYARIMANA se sectarise: le MRND se retrouve avec la CDR (extrémistes hutu), alors que les autres partis se définissent comme plus libéraux: le MDR, le PL, le PSD.

Les Dix commandements du Hutu (en référence au Manifeste des Bahutu) paraissent en décembre 1990 dans le journal extrémiste KANGURA. Ils deviennent la « bible » des Hutus ». Tous les partis libéraux sont considérés comme l’ennemi, le TUTSI devenant « l’ennemi de l’intérieur ». Les mêmes partis libéraux vont se diviser en deux, chacun créant une section PAWA (extrémiste). D’où l’utilisation de la gendarmerie et de l’armée.

Monsieur SEMUJANGA fait ensuite un parallèle entre la pratique traditionnelle de la chasse dans le Rwanda ancien et le comportement des Interahamwe lors du génocide. Juste avant et pendant le génocide, la RTLM sera un formidable outil pour briser la résistance que certains pouvaient avoir encore à tuer: « Même Dieu les a abandonnés » claironnera-t-elle.

En conclusion, le témoin rappelle que la propagande anti-TUTSI bat son plein, propagande qui ira jusqu’à éliminer les opposants hutu dès la nuit de l’attentat. Contrairement à ce qui a pu se passer en 1973, il faut encadrer la population pour que personne ne s’échappe. Le langage est désormais « souillé »: des termes qui autrefois n’avaient pas de sens péjoratif sont utilisés dans un sens négatif. On va jouer sur l’ambivalence des mots. (Gukora, travailler = tuer, Interahamwe = ceux qui combattent ensemble, mot qui avait un sens positif…)

Le négationnisme du génocide se construit en même temps qu’il se perpétue. Si tout le monde a tué, c’était pour venger la mort du président, il y a eu d’autres massacres, d’où la thèse du double génocide. Les réseaux sociaux facilitent la propagation du négationnisme. A tel point que les négationnistes rwandais célèbrent le 6 avril en oubliant la mort des Hutus d’opposition.

Et le témoin de s’interroger: « Pourquoi les gens des préfectures de GITARAMA et BUTARE n’ont-ils pas fui alors que le génocide n’était pas encore arrivé chez eux? »

De nombreuses questions seront posées au témoin. Monsieur le président revient sur le parallèle entre les récits de chasse traditionnelle et celle pratiquée par les Interahamwe, Concernant le sort réservé aux victimes (corps jetés dans les latrines, abandonnés aux chiens), monsieur SEMUJANGA précise que la profanation des corps est propre au génocide. Le rituel de la vengeance, dans le Rwanda ancien, se terminait par une réconciliation: on se donnait des femmes et des vaches, même si un  mort ne pouvait pas rester impuni. Mais dans un état totalitaire, le citoyen a le choix entre le meurtre et le meurtre (référence à Hannah ARENDT).

Sur question d’un avocat des parties civiles, le témoin se défend d’avoir employé l’expression de « haine ancestrale » entre HUTU et TUTSI. C’est tout le contraire qu’il a voulu démontrer. C’est la propagande des élites qui a créé cet antagonisme en laissant entendre que HUTU et TUTSI étaient des « races » différentes.

Maître PHILIPPART, après avoir remercié le témoin, revient sur la stigmatisation de la femme  tutsi (plusieurs témoins ont reconnu avoir été violées en 1994). Occasion donnée à Josias Semujanga de rappeler que, dans le Rwanda ancien, après la réconciliation, on s’échangeait des femmes qui devenaient les médiatrices entre les deux camps. A partir de 1990, interdiction sera faite aux HUTU d’épouser une femme tutsi: il n’y a plus d’alliance possible entre HUTU et TUTSI. Le premier commandement du Hutu affirme que la femme tutsi est à la solde de l’ennemi: elle est belle et est donc considérée comme l’objet interdit mais qui attire toujours (voir les caricatures du journal KANGURA dans lequel la femme tutsi est toujours présentée comme une putain).

D’autres questions seront posées à monsieur Semujanga. Monsieur le président rappelle qu’il se fait tard et qu’il serait bon de mettre fin à l’audition du témoin. Après l’avoir remercié, il porte à la connaissance des avocats et du public que deux témoins viennent de faire savoir qu’ils ne se présenteraient pas pour être entendus. Il s’agit de madame MANIER, dont le refus est pour le moins « regrettable » et du Père Eros BORILE.

Rendez-vous est donné à lundi matin 9 heures. La parole sera donnée aux représentants des parties civiles (Survie/Ibuka/CPCR). (A suivre…) 

Compte rendu réalisé par le CPCR (Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR). Les auteurs :  Margaux Gicquel, stagiaire du CPCR ; Alain Gauthier, président du CPCR ; et Jacques Bigot pour les notes.