Procès pour génocide de Bucyibaruta à Paris. 10 juin 2022. J21

Laurent Bucyibaruta

·         Audition de monsieur Joachim HATEGEKIMANA, détenu à la prison de HUYE.

·         Audition de madame Marie Goretti MUKAKARINDA, infirmière, rescapée.

            En visioconférence du Rwanda.

·         Audition de madame Marie-Jeanne KAWERA, partie civile.

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Audition de monsieur Joachim HATEGEKIMANA, détenu à la prison de HUYE.

Monsieur HATEGEKIMANA a été cité par la défense. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour génocide. En 1994, il était sous-préfet de KADUHA.

Monsieur le président commence par demander au témoin de parler de sa carrière professionnelle. Après avoir travaillé au Ministère du Plan, il a été nommé sous-préfet de BYUMBA, puis de KIBUNGO, enfin de KADUHA en 1990. Il a connu Laurent BUCYIBARUTA à KIBUNGO puis à GIKONGORO quand ce dernier y sera nommé.

Toujours sur questions du président, monsieur HATEGEKIMANA est amené à parler des quatre communes qui constituaient la sous-préfecture de KADUHA : KARAMBO, dont le bourgmestre était Augustin GASHUGI, MUSANGE avec un certain BIZIMANA comme bourgmestre, MUKO, bourgmestre monsieur KAYIHURA, et MUSEBEYA dont le bourgmestre était Viateur HIGIRO. Les trois derniers étaient membres du PSD.

En 1994, à MUSEBEYA, « les problèmes étaient les mêmes qu’ailleurs » selon le témoin. Il y avait très peu de Tutsi dans cette commune, environ 300 pour 40 000 habitants. Dans un premier temps, Viateur HIGIRO va tenter de s’opposer aux violences (voir Alison Des Forges. Le sous-préfet déclare avoir fait arrêter un certain nombre de personnes qui avaient commencé à brûler les maisons. « Des extrémistes se sont mis à tuer des gens, lors d’exactions, dès le 8 avril à la sous-préfecture. Je me suis résolu à voler au secours des personnes attaquées. Il y avait eu 5 morts à MUSHUBI dès le 7 avril » poursuit-il. Le préfet avait alors envoyé des gendarmes dans cette commune de MUSEBEYA, à la demande du bourgmestre. Ce dernier fera transporter par ambulance des blessés qui seront arrêtés à GIKONGORO et conduits à MURAMBI où ils seront tués.

De raconter ensuite la situation politique en évoquant surtout les déboires de HIGIRO qui était considéré par ses adversaires comme favorable au FPR. Élu bourgmestre, il sera confirmé dans sa fonction par le préfet, mais destitué plus tard et remplacé par son adversaire du MRND, NDIZIHIWE.

Monsieur le président lit la déposition que Viateur HIGIRO avait faite devant les enquêteurs français: « J‘avais emprisonné des Hutu qui avaient participé au génocide. On m’a accusé auprès de SIMBA [5] d’être responsable des groupes qui œuvraient pour le FPR. On voulait me tuer, je me suis réfugié dans ma famille après ma destitution. A la cérémonie d’investiture de NDIZIHIWE, SIMBA m’a demandé de demander pardon à la population pour m’être opposé à la manifestation de leur colère et de leur chagrin suite à la mort du Président. On a libéré les gens que j’avais fait arrêter. »

En guise de réaction, le témoin répond que HIGIRO ment car il n’était pas présent à l’investiture de son successeur, il avait refusé de venir.

Concernant les massacres de MUSHUBI le 7 avril, le témoin parle de son propre comportement. Il s’est déplacé, a fait arrêter les coupables, est allé chercher des gendarmes… Il sera surpris de voir que, le 21 avril à KADUHA, ceux qu’il avait fait arrêter se trouvaient parmi les attaquants. Par contre, il lui est difficile de parler de ces événements car il ne sait pas qui a donné l’ordre d’attaquer. Mais les gendarmes qui étaient chargés de la protection des réfugiés se sont bien mêlés aux autres pour tuer.

On l’accuse d’avoir été présent sur les lieux des massacres? « Ce n’est pas parce que mon nom est donné que j’étais là. C’est contraire à la vérité. Je n’étais pas sur place. C’était la nuit. J’étais au lit. »

Monsieur le président va lire une partie de sa déposition en D 10340/10: « Vers 3 heures du matin, j’ai entendu des coups de feu. S’agissait-il d’attaques extérieures? Vers 6 heures, j’ai entendu la circulation des gens qui étaient à pieds. Mon veilleur me dit que des gens attaquaient la paroisse. Si je sortais, je serais tué. Si je m’enfuyais, on allait me prendre pour un Tutsi. Vers 9 heures, un gendarme arrive et demande où est le sous-préfet. C’est moi, ai-je répondu. Il venait vois si j’hébergeais des Tutsi. Vers 12h30, on m’annonce la libération des gens que j’avais fait arrêter. Quand je me suis rendu à la paroisse, vers 17 heures, c’était le carnage. Les gendarmes m’ont demandé pourquoi je n’étais pas venu aider les tueurs. Je suis retourné chez moi. J’ai constaté que les gendarmes m’avaient trahi, il n’y avait pas eu d’agression extérieure. C’est eux qui avaient attaqué. »

Le témoin confirme ses propos et prend à son tour la parole, y étant invité par le président.

« J’ai été stupéfait. Je ne voyais pas à quel saint me vouer. Le chef du Parquet, Oscar GASANA avait été tué, le Parquet et le cachot détruits! Les gens que nous protégions avaient été décimés par ceux qui auraient dû les protéger. Le 23, ne sachant que faire, je suis allé à GIKONGORO raconter au préfet ce qui s’était passé. Je lui ai fait part du comportement des gendarmes. Il m’a dit que la même chose s’était produite à GIKONGORO, qu’il avait téléphoné à un colonel à KIGALI et que c’était la même situation dans la capitale. Que faire alors? Lui aussi était dépassé. »

Le sous-préfet s’était rendu à la paroisse le 19 avril et il a pu évaluer le nombre de victimes à 1200 environ. Quant à la réunion du 13 avril à GIKONGORO, le préfet avait invité la responsable de CARITAS, l’évêque catholique MISAGO et l’évêque protestant. C’était un Comité de préfecture élargi. Le témoin parle d’une livraison de 18 tonnes de riz. Madeleine RAFFIN, qu’il connaît, se serait rendue à KADUHA le 18 avec 7 tonnes de nourriture. Il y avait des réfugiés partout. L’abbé NYANDWI estime leur nombre à 10 000, le sous-préfet à 7 000. Sœur KÖSSER, évoquant le nombre de tués, parlera de 15 000. Pour le témoin, « ce sont des approximations. »

Le président: Vous êtes allé souvent à la paroisse?

HATEGEKIMANA: pas plus de quatre fois. C’est mon secrétaire qui était chargé de suivre la situation. J’étais occupé par les assaillants sur les collines.

Le président: Vous connaissez Aloys SIMBA?

HATEGEKIMANA: Je le connaissais depuis longtemps. Quant à savoir s’il a été impliqué dans les attaques de KADUHA, je l’ai entendu dire. Je sais qu’il a été condamné à ARUSHA.

Le président: Et le major MUGEMANA?

HATEGEKIMANA: Il avait travaillé pour la présidence. Il était retraité? Je l’ai vu quand il fuyait l’avancée du FPR. On disait qu’il était de la famille de Laurent BUCYIBARUTA. Il avait une chambre dans la maison du préfet à KADUHA, près de la paroisse. Par contre, je n’ai pas vu le préfet le 21 à KADUHA.

Est évoquée ensuite la réunion du 13 avril. Le témoin dit que l’objet de cette rencontre était les problèmes liés à la sécurité. Chaque bourgmestre avait été invité à parler de la situation dans sa commune. Ce n’est que le 26 que la question des barrières aurait été évoquée.

Monsieur le président reprend la lecture d’un passage du livre d’Alison Des Forges : « Laurent BUCYIBARUTA ne semble pas avoir été un partisan du génocide, mais il n’a pas pris clairement position. Il a laissé les bourgmestres sans directives. »

Le témoin rajoute que Laurent BUCYIBARUTA était un homme calme, pas agressif, pas un tueur, un homme avec lequel il a bien collaboré: « Il n’a jamais dit d’aller tuer. Ce n’était pas à lui de donner des ordres. Laurent BUCYIBARUTA nous a demandé de protéger les gens. C’est ce que j’ai fait. Ce qui est malheureux, c’est que certains gendarmes ont collaboré avec les tueurs. Il y avait une force parallèle qui a fait des dégâts. »

Sur question de monsieur le Président, le témoin confirme que le bourgmestre de MUKO était bien présent à la réunion du 26 avril. « Il a dit que les tueurs étaient forts et qu’il fallait y aller doucement avec eux. »

Le 13 avril, Laurent BUCYIBARUTA a conseillé de protéger les réfugiés à un bourgmestre qui dit qu’il faut y aller doucement?

Par contre, le témoin ne sait plus si le colonel SIMBA était présent à la réunion du 26 avril. Il était pourtant membre de Comité préfectoral de sécurité!

La parole est donnée aux parties.

Maître GOLDSMITH : Je vous demande de répondre par oui ou par non à mes questions. Vous avez fait arrêter plusieurs personnes. Cela faisait-il partie de vos attributions?

Le témoin: oui, en cas d’urgence.

Maître GOLDSMITH: Le 7 avril, vous informez le préfet de vos démarches?

Le témoin: Oui.

Maître GOLDSMITH: Vous les déférez au Parquet?

Le témoin: Oui.

Maître GOLDSMITH: Jusqu’au 21 avril, la justice fonctionnait?

Le témoin: Oui

Maître GOLDSMITH: Vous avez cessé les arrestations car on commettait beaucoup d’exactions?

Le témoin: Je n’ai pas dit ça.

Maître GOLDSMITH: Vous avez eu plusieurs échanges avec Laurent BUCYIBARUTA. Lui aussi a donné des ordres d’arrêter, d’interroger, de juger?

Le témoin: Il ne pouvait pas me donner de rapport. Il était préfet. Il m’a dit qu’à GIKONGORO c’était la même situation.

Maître PHILIPPART: Concernant les arrestations que vous avez ordonnées autour du 15 avril: le directeur du CERAI, Antoine HARERIMANA, ça vous dit quelque chose?

Le témoin: J’ai entendu dire qu’il avait été arrêté comme complice en 1990.

Maître PHILIPPART: Vous avez dit, concernant les réfugiés de KADUHA, que trois gendarmes vous avaient accompagnés. Si les gendarmes sont avec vous, qui assurait la sécurité?

Le témoin: La sécurité des réfugiés avant le 21 avril à la paroisse? Je n’ai pas eu connaissance des attaques. Si cela avait eu lieu, je l’aurais su.

Maître PHILIPPART: Les réfugiés « fouillés » afin qu’ils remettent leurs armes?

Le témoin: Je n’en ai pas entendu parler.

Monsieur le président fait savoir qu’on ne peut continuer la série des questions. Il sera nécessaire de convoquer le témoin à une autre date. Et probablement prévoir deux heures.

Audition de madame Marie Goretti MUKAKARINDA, infirmière, rescapée. En visioconférence du Rwanda.

« J’étais au travail au Centre de santé de KADUHA et dans les jours qui ont suivi, contrairement aux autres citoyens, je suis restée sur mon lieu de travail: le personnel soignant devait continuer ses activités.

Dès le jour de l’annonce de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, des gens ont été arrêtés et conduits au cachot de la sous-préfecture, arrêtés parce qu’ils n’avaient pas respectés le couvre-feu: ils étaient Tutsi, considérés comme complices du FPR.

Le 8 avril, un prêtre de MUSHUBI, l’abbé Jean-Marie Vianney, est venu au Centre de santé avec le sous-préfet HATEGEKIMANA. Ils venaient nous annoncer que le Centre allait recevoir beaucoup de blessés. Parmi les victimes de MUSHUBI, un certain GACENDELI Michel, comptable à la paroisse et KAGERUKA. Le curé avait été simplement blessé.

Le lendemain, 9 avril, les maisons des Tutsi commencent à brûler. Les gens continuent à fuir et j’apprends par la radio la constitution du Gouvernement intérimaire. Nous espérions que des consignes de pacification soient données. Autour du 15 avril, la situation évolue en pis.

De nombreux réfugiés s’étaient massés à la paroisse mais personne ne leur venait en aide, sauf Sœur MILGHITA, la responsable du Centre de santé qui préparait de la bouillie pour les enfants.

Le 15, le sous-préfet est venu nous présenter un « gendarme » de l’ESO (Ecole de sous-officiers de BUTARE): il venait assurer la sécurité et devait loger dans une chambre du Centre. Les gendarmes présents à la paroisse sont allés récupérer auprès des réfugiés tous les outils qu’ils étaient susceptibles d’utiliser comme armes. C’est ce qu’on m’a raconté par la suite.

Le 16, le bourgmestre de KARAMBO est venu au Centre de santé. Il voulait s’entretenir par téléphone avec le sous-préfet. Il voulait présenter sa démission car la sécurité n’était pas assurée: des réfugiés avaient été arrêtés au bureau communal de KARAMBO. Les gendarmes se sont rendus sur place. Des réfugiés ont été tués, d’autres ont réussi à rejoindre la paroisse.

Le 17, le sous-préfet et l’adjudant qui logeait au Centre sont venus dire à la religieuse que tous les réfugiés devaient rejoindre la paroisse. Pendant ce temps, le prêtre burundais NYANDWI avait invité les chrétiens à une « dernière » messe: ils devaient bien savoir pourquoi ils étaient des victimes! Des réfugiés arrivent des collines environnantes. La seule qui a tardé à rejoindre les autres, Joséphine KANDAMUTSA, sera tuée.

Le 19, les Tutsi de la commune de MUSEBEYA vont être amenés en bus à KADUHA. Certains seront tués en cours de route.

Le 20 avril, les gendarmes vont stopper une attaque organisée par les jeunes de KADUHA. Se tient alors une réunion organisée par les dirigeants, en présence du sous-préfet. A la nuit tombée, les réfugiés sont encerclés. Un commerçant prénommé SILAS a transporté des tueurs à un endroit où ils passeront la nuit.

Le 21 avril, à 4 heures du matin, explose une grenade qui donne le signal pour commencer les attaques. Cette grenade aurait été lancée par un certain Denis KANYAMASHOKORO. Le gendarme hébergé chez la Sœur a pris son fusil et a rejoint les autres. Il s’appelait Ildefonse NTAMWEMEZI.

Un employé de l’hôpital transporte le corps d’une victime dans une brouette et le jette dans les latrines. Malades et gardes-malade sont aussi victimes des tueries. On entend des gémissements partout. Les gendarmes sont à court de munitions. Ceux qui ont été blessés dans les salles du catéchuménat sont jetés vivants dans les fosses. A 18 heures, à l’occasion d’une pose, l’adjudant et les gendarmes viennent festoyer.

Le 22 sera jour de « repos » dans les tueries mais on continuera à jeter les corps dans les fosses. Le 23, les massacres continuent à la commune de MUSANGE. Jusqu’au 26, ce sera la « chasse » aux blessés. Ce jour-là, le sous-préfet est revenu au Centre de santé pour demander que les blessés soient transférés à la sous-préfecture. Sœur MILIGHITA refuse. Mais elle va rassembler près de 80 enfants survivants.

Le sous-préfet cherche à convaincre la religieuse allemande: elle doit partir. Elle se rend auprès de l’évêque MISAGO qui étudierait les possibilités de fuite avec le préfet. »

Finalement, le témoin sera évacuée à son tour le 27 juillet à KIZI, dans une zone occupée par le FPR.

Monsieur le président va poser beaucoup de questions au témoin. En 1994, elle avait trente ans, était célibataire et travaillait comme aide-infirmière. Elle connaissait très bien Laurent BUCYIBARUTA qui était un ami de son grand frère. Mais elle ne l’a pas vu pendant le génocide.

Au Centre de Santé, il y avait un téléphone, mais qui ne servait qu’à appeler à l’intérieur des bâtiments. Elle n’a pas été témoin de viols pendant le génocide mais elle rapporte qu’une fille a été violée par un assistant médical. Toutefois, pendant les massacres, bien sûr que des viols ont été commis.

Madeleine RAFFIN? Elle la connaissait comme responsable de la CARITAS, mais elle ne l’a pas vue pendant le génocide. Elle n’a pas vu non plus monseigneur MISAGO qui est pourtant venu au couvent de Sœur MILIGHITA qui a refusé d’aller le voir. Elle voulait qu’il vienne au Centre de Santé. Il a refusé.

Le témoin, en conclusion de sa déclaration spontanée, souhaite ajouter quelques mots: « En parlant de mon chagrin, je n’ai cité que les plus proches de ma famille, mais ils avaient des enfants et des petits-enfants. Laurent BUCYIBARUTA était un intime de notre famille. Il n’a rien fait pour son ami et les siens! »

Plusieurs questions vont permettre au témoin de donner quelques précisions. Sur question d’un assesseur, le témoin confirme que l’adjudant que le sous-préfet est venu présenter se nommait Ildephonse NTAMWEMEZI et qu’elle l’a vu car il logeait chez les Sœurs.

A maître Mathilde AUBLE, elle répond qu’elle n’a pas le souvenir que Sœur MILIGHITA ait demandé de l’aide au sous-préfet.

Maître TAPI revient sur les relations d’amitié qui existaient entre son frère et le préfet. Elle sait que Laurent BUCYIBARUTA a trouvé refuge en France.

Maître TAPI: Vous avez un message pour lui?

Le témoin: Pourquoi, étant donné qu’il était ami de la famille et occupait un poste important, pourquoi nous a-t-il été inutile? C’est Laurent BYCYIBARUTA qui aurait dû venir à lui.

Maître GISAGARA: Votre frère aurait eu peur de Laurent BUCYIBARUTA?

Le témoin: Peur de l’aborder, oui. Mais il n’y avait pas de moyens de communication. Quant aux chiffres des victimes que vous aurait donné le sous-préfet HATEGEKIMANA, soit 1200 personnes présentes à l’église, il se moque du monde. Je n’ai pas été étonnée que les massacres commencent tôt à GIKONGORO. Il y avait déjà eu un génocide en 1963 au cours duquel la famille de sa belle-sœur avait été exterminée.

Le ministère public veut avoir la confirmation que le 13 avril, le sous-préfet serait bien venu avec Ildefonse NTAMWEMEZI demander à Sœur MILIGHITA de conduire à la paroisse les blessés du Centre de santé. Le témoin confirme. Et le 26 avril, le sous-préfet est venu au Centre de santé pour que les malades soient conduits à la sous-préfecture. Le témoin confirme. Des employés du Centre ont transféré des malades, maos je ne sais pas où on les a conduits.

Maître BIJU-DUVAL n’a pas de questions à poser. Il aimerait qu’on puisse donner la parole à son client.

Monsieur BUCYIBARUTA (comme il en a pris l’habitude maintenant, probablement sur les conseils de ses avocats): Je voudrais saluer le témoin. Je me réjouis qu’il y ait des survivants dans sa famille. C’est mon chagrin d’avoir été dans l’impossibilité de venir en aide à mes amis. Je la félicite pour son courage. Je ne peux lui souhaiter que du bonheur.

Pas sûr que le message soit reçu cinq sur cinq par madame MUKAKARINDA.

Audition de madame Marie-Jeanne KAWERA, partie civile.

« J’avais 10 ans en 1994 et nous étions 6 enfants dans notre famille. Mon frère et ma sœur, inquiets de la situation, nous ont donné le conseil de ne pas dormir à la maison. Un voisin est venu nous dire la même chose. Papa a décidé de partir et a accepté que je l’accompagne. Nous avons fui avec notre tante qui a rebroussé chemin car elle ne voulait pas partir sans ses enfants. Nous ne les reverrons pas.

Nous sommes arrivés à l’église de KADUHA et une chambre a été mise à notre disposition. Nous y avons passé une à deux semaines, au milieu des attaques. Nous étions avec des hommes qui avaient fui avec leurs armes traditionnelles et qui se battaient avec les assaillants.

L’abbé NYANDWI est venu prendre des jeunes filles mais il a refusé que je parte avec lui. Un matin, il y a eu une grande attaque: tous ceux qui se trouvaient à l’extérieur ont été tués. Je me trouvais avec ma tante maternelle, épouse d’un Hutu: ses propres enfants l’avaient chassée de chez elle. Ma tante a supplié le veilleur qu’il nous laisse rejoindre ma mère qu’il avait cachée dans une réserve. Mon frère et ma sœur était là aussi, mais papa était sorti pour combattre. Mon frère avait la malaria. A 15 heures, les Interahamwe sont venus au dépôt. Ils ont défoncé la porte avec des gourdins. Ils se sont chamaillés pour piller le riz. Mon petit frère et ma petite sœur seront tués rapidement. Les assaillants ont sorti des sacs de riz.

Le silence est revenu et ma mère, qui avait la mâchoire brisée, m’a fait un signe. Un Interahamwe l’a vue et lui a donné des coups de gourdin jusqu’à ce qu’elle meure. Je m’étais enfouie sous les sacs de riz et j’ai demandé au veilleur de me tirer de là. Les tueurs nous ont sortis du dépôt et nous ont étendus sur le sol. Un bruit de tir: ils venaient de tuer GASASIRA, mon père. La nuit tombée, je baignais dans le sang des autres.

Je me suis fait connaître auprès d’un survivant à qui j’ai demandé de partir avec lui. Nous avons traversé un bois où habitaient des Batwa qui ont crié en nous voyant. J’ai fui en cherchant un endroit où passer la nuit. J’ai dormi dans un ravin où des gens ont fini par me découvrir. J’ai repris le chemin de la forêt. J’ai rencontré plusieurs femmes, dont une blessée à la joue par une balle et une autre qui portait un fagot de bois et qui a voulu me frapper.

J’ai rencontré une institutrice qui m’a conseillé d’aller chez le sous-préfet qui cachait des réfugiés. Le veilleur a voulu me tuer. J’ai vu qu’il y avait une fosse tout près de chez HATEGEKIMANA. C’est là que j’apprendrai que ma grande sœur a été jetée après avoir survécu à l’église.

J’ai imité les Interahamwe en me parant à mon tour de feuilles de bananier. Le chauffeur du sous-préfet m’a vu et s’est moqué de moi. J’ai quitté mon accoutrement. Après être restée cachée deux à trois semaines chez un voisin du sous-préfet. J’ai pu partir pour MURAMBI avant de me réfugier au CONGO. »

Monsieur le président va questionner le témoin sur la composition de sa famille, sur l’abbé NYANDWI avec qui elle voulait partir car elle lui faisait confiance.

Marie-Jeanne KAWERA finira par dire que, pour elle, c’est un miracle si elle a survécu, sans avoir la moindre blessure. C’est par un certain FULGENCE qu’elle apprendra le sort réservé à sa grande sœur qu’il n’avait pas pu sauver. Quant aux enfants du sous-préfet, ils ont demandé au veilleur qu’on ne me tue pas sur place.

Comment s’est-elle retrouvée à MURAMBI? Les gens qui l’hébergeaient sont partis au Congo et l’ont laissée à MURAMBI en passant. A son tour, elle partira aussi au Congo. En revenant au Rwanda, elle retrouvera son frère. Aujourd’hui, elle est mariée et a trois enfants.

Maître GISAGARA remercie le témoin d’avoir accepté de témoigner, « un devoir » pour elle, « malgré le chagrin.» Il souhaite lui poser « une question douloureuse » : « Vous avez décrit les images d’horreur du génocide. Aujourd’hui, quelle image vous revient le plus souvent à l’esprit. »

Marie-Jeanne KAWERA: C’est l’image de ma mère qui me montre les deux autres enfants qui étaient morts.

Maître GISARAGA pose une dernière question: Comment allez-vous?

Marie-Jeanne KAWERA: Je vais bien. Je n’ai pas de cicatrice physique mais j’en ai sur le cœur. Il est difficile de perdre sa famille. Mes enfants souvent me demandent où sont mes parents.

Monsieur le président reprend la parole pour signaler que Sœur KOSSER aurait été témoin à charge dans le procès MISAGO selon la Fondation Hirondelle et le jugement qui a acquitté l’évêque de GIKONGORO. (D 10842). ( A suivre ….) 

Note de la Rédaction :

Ce compte rendu a été réalisé par Alain Gauthier, président du CPCR, et Jacques BIGOT pour les notes et la mise en pages