Procès pour génocide de Bucyibaruta à Paris. 9 juin 2022. J20

 ·         Audition de madame Adrienne MUKATAKO, rescapée.

·         Audition de madame Alphonsine MUKAHIRWA, rescapée, en visioconférence du Rwanda.

·         Audition de madame Albertine MUTAMURIZA, rescapée, partie civile, en visioconférence du Rwanda.

·         Audition de madame Médiatrice MUKANEZA, rescapée citée par le ministère public.

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Audition de madame Adrienne MUKATAKO, rescapée.

 « Je voudrais parler du déroulement du génocide. Ça commence en 1959, j’étais encore en bas âge mais j’en ai entendu parler. Au fur et à mesure que je grandissais, on me racontait comment en 1959 on tuait, pillait, on prenait les vaches, on incendiait les maisons. On prenait les biens des Tutsi mais on ne tuait pas les gens, on les laissait s’enfuir. Le génocide a eu lieu en 1963: à ce moment-là, j’avais plus ou moins 5 ans et je me souviens de la plupart des évènements tels qu’ils se sont déroulés. Autour du 25 décembre, les gens ont qualifié cela de « Noël sanguinaire ». Il y a eu des attaques contre la population et des gens ont été tués. Du bétail a été tué, des maisons détruites aussi mais essentiellement, on tuait les gens. En décembre, ils ont tué deux de mes frères. Et au niveau de la famille, ils ont aussi tué deux cousins qui vivaient avec nous, ainsi que des voisins. J’en arrive rapidement au génocide de 1994.

À ce moment-là, quand c’est survenu, j’étais déjà mère de famille, j’avais 36 ans. Ça a démarré à la mort du Président HABYARIMANA. Le lendemain de cette mort, les policiers communaux ont attaqué la population des environs, ils ont tué les gens près du bureau communal. Nous avons été attaqués. Ces policiers communaux ciblaient les gens aisés, ils prenaient les biens et tuaient. Le jour suivant, le samedi, ils s’en sont pris cette fois-ci à toute la population de notre ville. C’est pourquoi nous avons fui.

Nous autres, qui avions pu échapper, avons trouvé refuge à la paroisse de KADUHA. Nous avons d’abord passé une nuit parmi la population puis le matin, ceux qui nous hébergeaient nous ont dit: « Fuyez, voici les attaques qui arrivent, fuyez ». Ainsi nous sommes allés à la paroisse, nous y avons rejoint ceux qui étaient arrivés la veille. Beaucoup, beaucoup de gens s’y étaient réfugiés, je crois que ça pouvait aller au-delà de 300 000, même si je ne connais pas les gens (NDR. Chiffre qui ne peut pas correspondre à la réalité). Nous avons donc vécu cette vie difficile sans boire ni manger, on ne pouvait pas se laver. Nous y avons passé trois semaines. Si on avait un proche qui était resté parmi la population, nous pouvions payer 5000 francs aux gendarmes et ils nous accompagnaient pour chercher la personne en question. Certains étaient arrivés avec des armes, ils pensaient qu’ils allaient peut-être se battre mais les gendarmes leur ont enlevé ces armes. Des attaques venaient tous les jours mais comme nous étions nombreux nous pouvions les repousser.

Nous étions gardés par de nombreux gendarmes, nous nous disions que nous allions survivre. Le 20, on nous a dit que ceux qui avaient des armes à la paroisse pouvaient aller les récupérer car nous avions eu vent que le lendemain nous allions être attaqués. Le lendemain, le 21, vers 5h du matin, alors que nous étions partout dans les salles de classe, dans l’église, partout, au moment où d’autres remplissaient des cours à l’extérieur, nous avons entendu le bruit d’une puissante arme à feu. À ce moment-là, comme ils ne visaient personne, je me suis dit que c’était un signal pour rassembler les gens. Sont arrivés beaucoup, beaucoup de gendarmes qui étaient venus de KIGALI, leur nombre avait augmenté. Nous autres sommes sortis du bâtiment pour nous mettre à l’extérieur, nous nous disions que c’en était fini pour nous, nous allions être exterminés.

À l’extérieur, beaucoup d’attaques comptant en leur sein des gendarmes nous ont ciblés. Ceux qui étaient là ont essayé de se défendre avec les pierres mais ils s’affrontaient aux gens qui avaient des armes à feu. Beaucoup de gens sont morts, ceux qui survivaient couraient. On a continué ainsi, qui devait mourir, est mort et qui était encore vivant résistait. Vers midi, on a constaté que nous étions vaincus. En ce qui me concerne, je suis partie avec mes enfants et je portais un bébé au dos. Je me suis arrêtée et je suis arrivée chez une religieuse MILGITHA. Je me sentais fatiguée et je me suis résolue à m’asseoir là-bas. Sur la route, Ils ont tué mon enfant aimé. J’avais en fait 4 enfants.

Je me suis assise dans une bananeraie en contrebas de la route. Je suis restée longtemps, jusqu’à 17h. J’étais assise sur un ravin, quelqu’un m’a donné un coup de gourdin sur la tête, je suis tombée dans le ravin en question. En descendant, j’étais avec un bébé qui n’avait pas encore eu un mois. Cet enfant et moi sommes tombés ensemble dans le ravin. Ils se sont saisis de celui d’en haut, lui ont donné un coup de gourdin, sa tête a immédiatement enflé et cet enfant est tombé lui aussi à côté de moi. Lorsqu’on frappait ces gens, on le faisait vite, les gens mouraient sur place. Je suis restée là, très affaiblie. La nuit est tombée rapidement. Ils sont revenus, ils fouillaient dans les poches des gens à la recherche d’argent. L’un d’entre eux est arrivé vers moi, il me palpait et il a senti que je respirais encore. Il m’a demandé pourquoi je ne lui avais pas dit que j’étais encore vivante. Quand il a vu que je ne répondais pas, il a pris les 150 francs que j’avais sur moi. Quand il a vu que je n’avais que cette somme, il m’a donné des coups de couteau, ici au niveau de la gorge et au niveau de la tête.  Le témoin montre les cicatrices à la Cour.

Après qu’il m’eut donné ces coups de couteau, il s’en est pris à cet enfant à qui ils avaient donné des coups sur la tête.  Ils lui ont enfoncé un couteau dans l’abdomen. Cet enfant avait 5 ans. Quant à mon enfant qui venait de naitre, il était très petit et il est mort immédiatement quand ils lui ont donné des coups de couteau. J’ai beaucoup saigné. Ils sont revenus pour faire le tour des corps et vérifier qu’on était morts. Alors qu’ils faisaient le tour des corps, ils ont dit qu’ils allaient revenir le lendemain et que si quelqu’un était encore vivant, ils allaient lui donner son enfant pour qu’ils le mangent. J’ai attendu comme ça, ne voyant pas exactement ce qu’il fallait faire mais sachant que le lendemain ils allaient revenir avec cet enfant pour que je le mange. Je me suis dit qu’il fallait que je me mette de l’autre côté, qu’ils me trouvent de l’autre côté et qu’ils me fassent manger au moins un enfant qui ne soit pas le mien. J’ai abandonné cet enfant qui respirait par là où on avait enfoncé le couteau.

J’ai donc continué à me déplacer en vue de trouver un endroit où me cacher. J’ai traversé un petit ruisseau comme si je retournais chez moi. En cours de route, le jour s’est levé et je me suis dit que je risquais de rencontrer les gens qui allaient me tuer. Je me suis cachée à un endroit où on fabriquait des briques. Là où nous étions, on nous avait demandé de creuser des fosses qui étaient censées être des latrines, nous les avions laissés là-bas pour les utiliser. La veille, nous avions acheté du riz, MILGITHA en avait apporté, c’était 5 francs, le kilo. Les conseillers de secteur ont fait le tour des populations en disant qu’il fallait aller à la paroisse prendre du riz. Les gens sont allés à la paroisse. Pour obtenir 10 kilos de riz, il fallait prouver qu’on avait enterré 10 corps.  On jetait les cadavres dans ces fosses, aussi bien ceux qui étaient morts, que ceux qui respiraient encore. Moi j’étais parmi les blessés, beaucoup ont été enterrés alors qu’ils étaient encore en vie.

Pour ma part, j’ai attendu que la nuit tombe et me suis dirigée vers la population voisine de là où j’habitais. Je me suis approchée d’une connaissance qui m’a accueillie mais qui m’a dit que je ne pouvais pas passer la nuit car il y avait un risque qu’on me trouve et qu’on me tue avec eux. Il m’a mis dans des brousses près de là. La pluie m’a mouillée de la journée jusqu’au soir et cette personne a considéré que la pluie allait nous tuer. La nuit, il est venu me voir : « De toute façon, il y a un risque que cette pluie te tue, reviens voir à la maison ce que nous allons faire ». Il avait préparé un peu de bouillie, m’en a fait boire et après il m’a dit que des gens avaient appris que j’étais là et qu’ils risquaient de me tuer. Je suis retournée à l’endroit même où nous habitions. Un jeune homme qui nous avait accompagné de notre domicile à KADUHA a accepté que nous entrions chez lui. Nous sommes restés trois semaines.

Après, les gens ont su que je me trouvais à cet endroit avec trois enfants, mais qui n’étaient pas les miens. Mon enfant, entre-temps  a aussi su que j’étais là-bas et m’y a rejointe. Nous y sommes donc restées, constatant que la situation s’envenimait.

Les personnes qui nous cachaient avaient peur elles aussi car les attaquants allaient fouiller dans les maisons, cherchant qui cachait qui. Pour finir, ceux qui nous cachaient ont eu peur et je suis retournée à la case départ chez le jeune homme. C’était le mois de mai, j’y suis restée en juin et en juillet sans sortir. Quand on nous disait que les attaques arrivaient, nous allions dans les brousses et nous revenions la journée. Nous sommes restées là en nous disant que tout le monde avait été exterminé. Mes proches je les avais laissés à KADUHA, je savais que tout le monde était mort, que ce soit mon mari, mes enfants, mes parents. Tous les membres de ma fratrie étaient morts.

Finalement le 28 juillet, alors que nous n’arrivions pas à trouver comment sortir de là, que nous étions restés cachés alors qu’on savait que les Inkotanyi avaient pris le pays et que la paix était revenue, un proche parent nous a dit que maintenant plus personne ne se cachait, tout le monde était sorti des maisons. Qu’on pouvait aller à l’extérieur, dans les camps gardés pas les Français. Je leur ai adressé une lettre, nous étions cinq, j’ai dit que si possible, ils pouvaient venir nous chercher et nous mettre au camp. J’ai écrit aux français le 27 et le 28 ils sont venus avec l’enfant à qui j’avais confié la lettre, pour qu’il montre là où nous étions. Arrivés devant la maison, ils ont dit qu’ils venaient chercher les Tutsi cachés sur place. Dans un premier temps, nous avions eu peur puis nous nous sommes dit que c’était eux : comme ils étaient venus avec le garçon, nous pensions que c’était pour nous tuer. Nous sommes montés dans leur véhicule et là encore la population a tenté de se battre mais quand la population voulait s’approcher de nous, les Français leur disaient d’arrêter et de nous laisser.

Ainsi nous avons été conduits à MURAMBI, à GIKONGORO. Avant d’y arriver, nous sommes passés par des camps où les gens nous lançaient des pierres alors que nous étions dans les véhicules des Français. À MURAMBI, nous avons constaté que certains avaient déjà quitté le camp pour KIZI à MARABA. À KIZI, sont arrivés immédiatement les gens de la MINUAR, les Français étant partis. Les concernés ont dit que ceux qui souhaitaient aller dans la zone des Inkotanyi pouvaient y être amenés. Nous sommes donc partis  avec les militaires qui nous avaient donné de quoi manger. Une fois à MARABA, nous pouvions chercher un proche parent et on t’amenait chez lui. Ainsi nous avions quitté le camp et une autre vie a commencé. »

 Président : J’ai bien compris si je dis que tous les membres de votre famille sont morts sauf un de vos enfants ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, sauf un seul de mes enfants qui est toujours vivant mais qui est traumatisé: il pense tout le temps qu’il risque d’être tué. Nous le conduisons à l’hôpital, on le soigne, mais ça revient. Il a 38 ans.

Président : Où habitiez-vous en avril 1994 ?

Adrienne MUKATAKO : J’habitais dans la commune de MUKO, préfecture de GIKONGORO, le secteur de MUSENYI.

Président : Quel était le nom du bourgmestre ?

Adrienne MUKATAKO : KAYIHURA  Albert.

Président : Etiez-vous agricultrice ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Vous avez indiqué que peu de temps après l’annonce de la mort de HABYRIMANA, ce sont les policiers communaux qui ont commencé les attaques ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, HABYRIMANA est mort le 6 avril, et c’est le 7 qu’ils ont commencé à tuer les gens qui habitaient là-bas, à la commune, au Centre de santé, à la paroisse.

Président : Il a été évoqué à plusieurs reprises dans les témoignages que le comptable de la commune a été tué ?

Adrienne MUKATAKO : Il a été tué le 7 avec son épouse et un enfant. Il s’appelait GACENDELI.

Président : Vous nous dites qu’au début ceux que l’on attaque ce sont les plus riches ?

Adrienne MUKATAKO : Ce jour là, ils ont attaqué le comptable, ainsi que les autres du Centre de santé. Les jours qui ont suivi, ils sont venus attaquer sur notre colline. Ils ont d’abord ciblé les gens qui possédaient des objets de valeur, par exemple, quand tu avais une moto ils venaient la voler de nuit.

Président : Ceux qui sont ciblés ce ne sont que les Tutsi ? Pas les Hutu ?

Adrienne MUKATAKO : La population de ma colline, jusque-là, ne savait pas de quoi il s’agissait exactement, ceux de chez nous avaient peur et ont fui ensemble.

Président : Hutu et Tutsi ?

Adrienne MUKATAKO : Oui mais une fois arrivés au lieu de refuge, leur congénère venaient et leur disaient de repartir chez eux.

Président : Quand vous êtes arrivés, vous avez dit qu’il y avait beaucoup de gens ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, le nombre était déjà élevé.

Président : Quel était le nombre de personnes selon vous ?

Adrienne MUKATAKO : Je ne peux pas le savoir, ils étaient tellement nombreux.

Président : Concernant les conditions de vie sur place, vous avez dit que vous aviez faim et qu’il n’y avait pas d’eau. Savez-vous pourquoi il n’y avait pas d’eau ?

Adrienne MUKATAKO : Ils l’avaient fermée. Chez le prêtre, il n’y en avait pas. En ce qui concerne l’eau dans la vallée, si on y allait, les Interahamwe nous tuaient, on ne pouvait pas y aller.

Président : Comment s’appelle le prêtre ?

Adrienne MUKATAKO : L’abbé NYANDWI.

Président : Que pouvez-vous nous dire de l’abbé NYANDWI ?

Adrienne MUKATAKO : C’est celui-là même qui nous avait dépouillé de nos armes. Les gendarmes tenaient des réunions avec lui, même si nous ne savions pas l’objet de ces réunions. La veille des attaques, il a dit aux gens de venir reprendre leurs armes car il y allait avoir des attaques. Le lendemain, il était habillé en militaire et avait une arme.

Président : Je n’ai pas compris, il a dépouillé les gens de leurs armes ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Puis, il leur a dit de les récupérer ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Les gens sont effectivement allés chercher leurs armes ?

Adrienne MUKATAKO : On les leur a données, mais ça ne servait à rien car on ne pouvait pas se battre contre les fusils, avec des armes traditionnelles. Les gens ont essayé de se battre sans succès.

Président : Quand vous avez parlé de l’attaque, vous avez dit qu’il y avait des attaquants qui venaient de plusieurs endroits, et que parmi eux il y avait des gendarmes. Ces gendarmes étaient ceux qui étaient déjà là pour assurer la sécurité ?

Adrienne MUKATAKO : Ceux qui étaient chargés d’assurer notre garde étaient peu nombreux. Ceux qui nous ont attaqués venaient plutôt de KIGALI.

Président : Comment savez-vous qu’ils venaient de KIGALI ?

Adrienne MUKATAKO : On nous a dit que d’autres gendarmes de KIGALI venaient nous protéger.

Président : Qui ?

Adrienne MUKATAKO : Le prêtre nous l’a dit: « Des gendarmes arrivent pour vous protéger, soyez rassurés », puis il a ajouté: « Venez prendre vos armes, demain les attaques viendront ».

 Président : Est-ce que les gens qui vous ont attaqués avaient des tenues particulières ?

Adrienne MUKATAKO : Ils portaient leurs habits habituels, mais ils avaient sur leur corps des feuilles de bananiers.

Président : Quand vous étiez à KADUHA, avez-vous vu des personnalités officielles ? Des officiers militaires qui sont venus à la paroisse de KADUHA ?

Adrienne MUKATAKO : Pour ce qui concerne les autorités militaires, je ne pouvais pas les connaitre. Il y avait d’autres gendarmes. Quant au sous-préfet, il venait là et circulait parmi les gens. Entre-temps, MILGITHA avait installé chez elle une quarantaine d’enfants réfugiés. Le sous-préfet est venu lui demander qu’elle lui remette ces enfants car il n’y avait pas la sécurité là où ils étaient, ils voulaient les emmener à la sous-préfecture. Le lendemain de leur arrivée là-bas, ces enfants auraient été tués.

Président : C’est quelque chose que vous avez su ?

Adrienne MUKATAKO : Parmi ceux qui me l’ont dit figuraient certains qui se cachaient avec nous car il y en avait qui vivaient chez MILGITHA.

Président : Est-ce que ces personnes ont vu les enfants se faire tuer ?

Adrienne MUKATAKO : Le sous-préfet lui-même a dit à MILGITHA que les enfants avaient été tués. La soeur a récupéré d’autres enfants au nombre de 60.

Président : Ces 40 enfants, c’était avant la grande attaque ? Pendant la grande attaque ?

Adrienne MUKATAKO : Après.

Président : Il ressort du dossier qu’après la grande attaque, il y a eu des enfants qui ont été conduits par l’ONG « Terre des Hommes », et ils n’ont pas été tués. Êtes-vous au courant de cela ?

Adrienne MUKATAKO : Je le sais. Dans un premier temps, ils avaient tué 40 enfants et après elle a récupéré 60 enfants et chaque fois qu’on venait chercher ces enfants, on l’a chassait de là. Elle est partie une fois à BUTARE et a demandé à la Croix-Rouge de prendre ces 60 enfants, et de BUTARE ils ont été acheminés vers le BURUNDI.

Président : En ce qui concerne l’attaque, la description que vous nous en avez donné est terrible. Je comprends qu’à un moment vous allez vous retrouver dans une bananeraie, avec un bébé dans le dos ?

Adrienne MUKATAKO : Et un autre enfant.

Président : Cet autre enfant, vous l’avez vu blesser à coup de gourdins ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, sur la tête qui a immédiatement enflé, et un coup de couteau dans l’abdomen.

Président : Oui, mais le coup de couteau, ça c’est plus tard ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Vous allez d’abord recevoir des coups de gourdin ?

Adrienne MUKATAKO : Oui sur la tête, les agresseurs sont partis et ils sont revenus.

Président : Ils ont constaté que vous étiez toujours en vie et l’enfant aussi, et ils ont voulu vous achever à coups de couteau ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Vous avez également indiqué qu’à un moment on revient à nouveau pour fouiller les gens. Un attaquant va vous fouiller et constater que vous n’êtes pas morte ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, au milieu des corps. C’est à ce moment-là qu’ils ont vu que je respirais encore, et ils ont donné des coups de couteau à moi et aux enfants.

Président : Et le lendemain, ils reviennent et disent que ceux qui sont encore vivants, on va leur donner leurs enfants à manger le lendemain ?

Adrienne MUKATAKO : Oui.

Président : Donc, c’est parce que vous aviez eu peur de devoir manger votre propre enfant que vous avez fui ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, je suis partie de là pour me cacher ailleurs.

Président : Vous avez parlé d’un jeune homme qui vous a caché à KADUHA, il était Hutu ou Tutsi ?

Adrienne MUKATAKO : Hutu.

Président : Quand vous allez revenir sur votre colline et retrouver ce jeune homme, les gens qui vous ont aidé à ce moment-là ils étaient Hutu ou Tutsi ?

Adrienne MUKATAKO : Ils étaient Hutu, il n’y avait plus de Tutsi là-bas.

Président : Est-ce que, après tout cela, vous avez pu retourner à KADUHA ?

Adrienne MUKATAKO : Non, je ne suis pas retournée à KADUHA.

Président : Concernant vos blessures que vous avez eu au ventre, à la gorge, à la tête, avez-vous des séquelles ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, ça m’a laissé beaucoup de handicaps, par exemple cet œil droit ne voit pas, cette oreille droite n’entend pas et ce bras droit ne fonctionne pas bien.

Président : Dû aux coups de gourdin ?

Adrienne MUKATAKO : Des veines ont été coupées, et le gourdin sur la tête a atteint les nerfs qui mènent jusqu’à l’œil.

Président : Pouvez vous nous dire si au moment de l’attaque vous avez vu des autorités ? Si le sous-préfet était là lors de l’attaque ? Le bourgmestre ?

Adrienne MUKATAKO : Je ne peux pas les voir car nous étions dans les combats, ce que je voyais c’était que les gendarmes et les civils étaient en train de nous combattre, les populations de toutes les collines nous avaient envahis, les populations Hutu.

Président : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Adrienne MUKATAKO : Ce génocide qui a été commis dépasse l’entendement. Quelqu’un qui n’était pas sur place ne peut pas imaginer l’ampleur de cette situation, si on tient compte des gens qui sont morts, des biens endommagés. À mon âge, je suis devenue handicapée, et je ne peux plus rien faire pour moi. Il en est de même de mon enfant qui est tout le temps malade, sans parler de tous les nôtres qui ont été exterminés. J’avais 5 frères, j’avais des soeurs (une est morte, il en est resté deux). J’avais également une grande soeur, elle est morte comme tous ses enfants, tout le monde, les proches, les parents, les collines sont restées vides, il n’y a plus personne.

QUESTIONS PARTIES CIVILES : 

Me GISAGARA : J’ai une question à vous poser, mais avant j’aimerais vous remercier pour votre courage. Laurent BUCYIBARUTA ici présent, le connaissez-vous ?

Adrienne MUKATAKO : Je savais qu’il était préfet mais je ne le connaissais pas.

Me GISAGARA : Avez-vous un message pour lui ?

Adrienne MUKATAKO : Je veux lui dire qu’il était le dirigeant de notre préfecture, je ne sais pas s’il était au courant ou pas, s’il savait pour les actions commises.

Me PHILIPPART : Vous avez dit que le sous-préfet pouvait circuler au milieu des gens. Combien de fois, même approximativement, l’avez-vous vu et que venait-il faire ?

Adrienne MUKATAKO : Il venait faire le tour des gens, il allait voir des gens en demandant ce qu’ils avaient comme problème, voir comment ils étaient, mais je voyais que ce n’était pas honnête car MILGITHA lui avait demandé de chercher des vivres pour ces gens et il avait répondu de manger leurs vaches car ils en avaient. Il n’avait aucun amour pour nous.

Me PHILIPPART : Il n’avait répondu à aucune des demandes des réfugiés formulées auprès de lui ?

Adrienne MUKATAKO : Rien.

QUESTIONS MINISTÈRE PUBLIC : 

 Ministère Public : Juste une toute petite précision, le sous-préfet a été évoqué, mais vous souvenez-nous de son nom ?

Adrienne MUKATAKO : Non.

Ministère Public : Joachim HATEGEKIMANA ?

Adrienne MUKATAKO : Oui, c’est lui.

Président : Il y a un nom qu’on a beaucoup entendu de la part de beaucoup de témoins, le major BUTERAMA ?

Adrienne MUKATAKO : Je ne le connais pas.

Pas de question de la défense.

Audition de madame Alphonsine MUKAHIRWA, rescapée, en visioconférence du Rwanda. Son mari, Alphonse GAHUNZIRE, est partie civile. Il sera entendu le 13 juin. Elle souhaite à son tour se constituer partie civile.

Président : Quelle était votre situation en avril 1994 ? Vous étiez mariée ? Vous aviez des enfants ? Vous viviez chez vos parents ?

Alphonsine MUKAHIRWA : En 1994, j’avais 23 ans. J’étais encore célibataire et je vivais avec mes parents à KADUHA, à trente minutes de marche de la paroisse.

Président : Est-ce que vous connaissiez le préfet Laurent BUCYIBARUTA à cette époque-là ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je ne le connaissais pas, à part que j’entendais dire qu’il était préfet, mais personnellement je ne le connaissais pas.

Président : Pouvez-vous nous dire ce qui se passe à partir du 6 avril 1994 ?

Alphonsine MUKAHIRWA : C’est à partir du 7 avril que nous avons appris que le Président HABYARIMANA était mort. Nous l’avons appris d’un oncle paternel du nom de Charles KAREKEZI.

Président : A l’époque, vous avez été entendue par les enquêteurs du Tribunal pénal international pour le RWANDA, est-ce que vous vous en souvenez ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je m’en souviens.

Président : C’était en juin 2000, donc vous avez 22 ans. (D3932// D590 p. 6).

Alphonsine MUKAHIRWA : Ça fait longtemps.

Président : A l’époque, vous aviez indiqué que vous habitiez dans un endroit nommé BITARE ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Oui, c’était dans la cellule de BITARE, à KADUHA même.

Président : Vous apprenez la mort du Président, que se passe-t-il ensuite ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Deux jours plus tard, il y a eu une attaque quelque part à MUKO: une personne a été blessée et sa motocyclette emportée. C’est ce même jour qu’un certain GATABAZI a été tué. Ils ont commencé à incendier les maisons.

Président : C’est quelque chose que vous avez pu voir de vous-même ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je n’habitais pas à MUKO, mais je l’ai entendu dire. En ce qui concerne l’incendie des maisons, ça je le voyais de mes propres yeux.

Président : Que se passe-t-il ensuite ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Nous avons fui a la paroisse de KADUHA.

Président : Etiez-vous nombreux ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Quand on est arrivé, il y avait peu de gens mais il a continué à en arriver un grand nombre.

Président : Qui était avec-vous de votre famille ?

Alphonsine MUKAHIRWA : J’étais partie avec toute ma famille, sept et moi la huitième, ma mère comprise.

Président : Quelles sont les conditions dans lesquelles vous avez pu vivre à KADUHA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Les conditions de vie étaient mauvaises.

Président : Aviez-vous assez à manger ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Non, nous n’avions pas assez de nourriture car nous n’avions pas fui avec.

Président : Y-avait-il de l’eau ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Une certaine MILGITHA [4] nous en donnait mais, par après, on lui a interdit de nous en donner. Elle nous donnait aussi de la bouillie.

Président : Qui lui a interdit de vous donner de la nourriture ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Les autorités.

Président : Pouvez-vous être plus précis, c’est quelque chose que vous avez vu ou que vous avez entendu dire ?

Alphonsine MUKAHIRWA : J’ai entendu dire que c’était le sous-préfet qui l’avait empêchée (Joachim HATEGEKIMANA), ainsi que NTIBABWIRIZWA.

Président : Quelles étaient ses fonctions à NTIBABWIRIZWA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Il travaillait à la sous-préfecture mais je ne savais pas en quoi consistaient ses fonctions.

Président : Avez-vous vu le sous-préfet et NTIBABWIRIZWA venir à KADUHA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je les ai vus.

Président : Que faisaient-il ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Avant la 21, mais à l’approche de cette date est venu le sous-préfet, le colonel SIMBA ainsi qu’un certain Xavier KARANGWA, qui était inspecteur des écoles.

Président : Ce n’était pas un juge ou un greffier ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Non, il était inspecteur scolaire.

Président : Que sont-ils venus faire ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je ne sais pas, je les ai vu sur place.

Président : Savez-vous si on a dû creuser des trous, des fosses pour servir de latrines ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je le sais.

Président : Qui a creusé ces fosses ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Les Tutsi réfugiés.

Président : Qui a demandé à ce qu’on les creuse ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Personnellement, je ne le sais pas, mais il y avait les gendarmes. Je vais vous dire comment je l’ai su. Quand il n’y avait plus à manger, ma mère a contacté mon frère pour qu’il demande à un gendarme de l’accompagner, qu’il aille chercher de l’argent et qu’il revienne avec de quoi manger. Le gendarme lui a dit qu’il fallait d’abord creuser des trous pour mettre des saletés et c’est après que ces trous allaient être creusés que lui allait l’accompagner.

Président : Pendant que vous étiez à KADUHA, y a-t-il eu des attaques ? Est-ce que la population est venue prendre du bétail ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Ils sont arrivés oui.

Président : Il y a eu une grande attaque qui a eu lieu le 21 avril, mais avant y a-t-il eu d’autres attaques qui ont précédé ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Oui, les attaques venaient. Dans un premier temps, on s’en prenait à des personnes qui allaient puiser de l’eau de l’autre côté de la route et on entendait dire que telle ou telle personne avait été tuée. Par après, les attaques étaient menées là où nous étions. Les gens couraient dans l’église, les gens furent tués également. C’est alors que NTIBABWIRIZWA est venu nous tenir une réunion. Il nous a dit de rester sur place, que la mort existe partout, que quand c’est le moment de mourir, on meurt. Donc, il nous a dit qu’il était impossible de fuir la mort où que ce soit.

Président : C’était combien de temps avant la grande attaque ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je dirai deux jours avant. C’est à ce moment-là que ceux qui s’étaient réfugiés sont arrivés et que notre nombre est devenu très élevé. Donc, c’est à cette date du 19, que ceux qui s’étaient réfugiés dans les communes sont arrivés et que les lieux étaient remplis de gens et que nous étions très nombreux.

Président : Aviez-vous pu remarquer si certains réfugiés étaient venus avec leurs armes ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je l’ai vu.

Président : Est-ce qu’à un moment on a retiré ces armes ?

Alphonsine MUKAHIRWA : A un moment, les gendarmes les ont dépouillés de leurs armes et ils sont partis avec.

Président : C’était quand les gens arrivaient ? Ou c’était avant la grande attaque ? Pouvez-vous me dire quand est-ce que ça se passe ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Au fur et à mesure que les gens arrivaient, immédiatement les armes étaient saisies. Quand les gens se déplaçaient, ils prenaient quelques objets pour se défendre, mais une fois arrivés à l’église, les gendarmes saisissaient les objets en question.

Président : Connaissiez-vous le père NYANDWI ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Oui, je le connais.

Président : Que pouvez-vous nous dire de ce prêtre ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Le jour de la grande attaque du 21, il avait un fusil et une épée et il était avec les gendarmes.

Président : Quand vous dites une épée, c’est une machette ? un long couteau ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Quand je l’ai vu, il était en train de courir, je n’avais pas le temps d’observer, nous courrions car on allait nous tuer, quoi qu’il arrive je l’ai vu.

Président : Qui a participé à l’attaque ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Dans l’attaque, il y avait beaucoup de gens, dont un certain MBAMYABIGWI, un certain Emmanuel de MUSHUB et KARANGWA.

Président : Est-ce qu’il y avait des gendarmes ? Et si oui, lesquels ? Ceux qui avaient assuré la garde à la paroisse ? Ou c’en étaient d’autres ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Il y avait des gendarmes. À un certain moment, ils ont tiré sur nous., je n’ai pas observé car je courais, mais ils nous ont fusillés, ils lançaient aussi sur nous les grenades.

Président : Est-ce que c’était les mêmes gendarmes que ceux qui vous gardaient ? Ou est-ce qu’il y en avait plus ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Le nombre a augmenté, car vers 12H d’autres gendarmes sont arrivés.

Président : Est-ce que vous connaissiez un militaire du nom de Colonel SIMBA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je ne le connaissais pas, mais j’ai entendu dire qu’il est venu à KADUHA.

Président : Qui vous a dit qu’il est venu à KADUHA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : J’entendais les réfugiés le dire, il se peut qu’il y en eût parmi eux qui le connaissaient. Quant à moi je ne le connaissais pas.

Président : Pouvez-vous nous dire comment vous avez survécu ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Nous avons fui à KADUHA et puis le 21, je suis allée me cacher dans une chambre au presbytère. Dans cette chambre minuscule, nous étions à plusieurs. Les gendarmes sont arrivés, ils ont poussé la porte qui n’était pas fermée, ils sont tombés sur nous et ces gendarmes étaient avec les Interahamwe. Quand ils ont poussé la porte, ils nous ont vus et ont constaté que nous étions nombreux. Ils ont donc ainsi forcé la porte et ils sont ainsi entrés à l’intérieur. Quand les gens sortaient, ils les tuaient, quant à moi ils m’ont donné à coup de gourdin sur la tête d’un côté et aussi de l’autre côté de la tête. Ils se sont saisis de moi et m’ont jetée dans la cour parmi les cadavres. Je suis tombée dans les cadavres, la tête en bas je pouvais entendre mon coeur battre, ce qui me laissait constater que j’étais encore en vie. Dans la nuit, je suis sortie de là, je me suis rendue en contrebas de l’église, où j’ai passé trois jours. Mais, à cet endroit précédent, j’étais restée dans les cadavres et à un certain moment, ils ont observé mon dos, ils ont pris les habits et ont vu que je respirais encore et ils m’ont enfoncé un coup de lance sur le dos.

Président : Que s’est-il passé après ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Après avoir passé le nombre de jours indiqué, je suis partie de ce bois et j’ai monté pour me rendre au domicile chez un membre de ma famille, un certain RUGAMBA. J’y suis restée et c’est cet homme qui m’a cachée jusqu’au moment où les Français sont arrivés.

Président : Vous êtes partie avec les soldats français ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Non, je suis restée sur place.

Président : Pouvez-vous nous dire qui de votre famille est décédé ?

Alphonsine MUKAHIRWA : En réalité, je suis la seule rescapée. Il y a des familles qui ont été complètement éteintes.

Président : Voulez-vous rajouter quelque chose ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Ce que j’ajouterai c’est que la justice devrait poursuivre ceux qui nous ont fait du tort pour qu’ils soient sanctionnés.

Président : Quelle est votre profession aujourd’hui ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je suis devenue handicapée, invalide, il m’est impossible habituellement de faire quoi que ce soit. Je souffre en permanence de migraines.

Président : Avez-vous été employée au mémorial de KADUHA ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Oui, on m’y a affectée et après je n’ai travaillé nulle part ailleurs.

Président : Et aujourd’hui vous n’y travaillez plus ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Aujourd’hui, j’y travaille mais je suis incapable de faire autre chose.

Président : Vous êtes mariée, avez-vous eu des enfants ?

Alphonsine MUKAHIRWA : J’ai quatre enfants.

Président : Souhaitez-vous ajouter autre chose ?

Alphonsine MUKAHIRWA : Je n’avais pas encore terminé, j’étais toujours en train de dire qu’il fallait que la justice poursuive ceux qui ont fait du mal, ceux-là qui ont tué nos parents, qui nous ont laissés orphelins, et ils devraient être punis de manière exemplaire.

  Aucune des parties ne souhaite poser des questions.

 Lecture du récit de Sœur MILGITHA KOSSER [5] (D10596) du12/04/1996

Audition de madame Albertine MUTAMURIZA, partie civile, en visioconférence du Rwanda.

« Nous étions chez nous, à la maison, lorsque l’avion du président HABYARIMANA est tombé, le 6 avril 1994. C’est notre père qui nous a annoncé la nouvelle, le lendemain. Papa s’est rendu au centre de négoce et en est revenu immédiatement. Nous ne pouvions sortir. Le même jour, vers 10 heures, les maisons brûlaient sur la colline en face. Des gens ont commencé à fuir avec leurs matelas, leurs nattes et leur bétail. Notre colline n’était habitée que de Tutsi. Nous nous sommes rendus chez notre grand-père paternel où nous avons passé la nuit.

Nous sommes restés là pendant une semaine mais la situation s’envenimait. Nous avons décidé de nous rendre à la paroisse de KADUHA: nous avons pris quelques effets, un peu de nourriture et sommes partis avec nos cochons, nos vaches et nos chèvres.

Sur place, nous avons constaté qu’il y avait des réfugiés partout. Nous sommes rentrés dans l’église, laissant nos animaux dehors. En arrivant le 16 ou le 17, nous étions parmi les derniers à nous installer.

Vers le 17, on nous a demandé de de creuser des fosses d’aisance pour que les gens puissent faire leurs besoins.

Le 18, le prêtre NYANDWI nous a dit qu’on pouvait venir acheter un peu de riz qu’on a cuisiné en petite quantité pour les enfants.

C’est le 19 en fin de journée que les attaques ont commencé. Les plus âgés ont demandé aux plus jeunes de ramasser des pierres pour nous défendre. Les assaillants ont battu en retraite. Nous n’avions plus rien à manger ni à boire. L’abbé NYANDWI a proposé à ceux qui le voulaient de venir recevoir les derniers sacrements.

Le 21, vers 4/5 heures, nous avons été surpris d’entendre une grenade exploser. Les gens se sont mis à crier, c’en était fini pour nous. Nous avons de nouveau ramassé des pierres mais c’était peine perdue. Avec leurs armes à feu, les assaillants ont été plus forts que nous. Ces derniers se sont rués sur nous avec leurs gourdins cloutés, leurs machettes, leurs lances et de gros morceaux de bois.

La situation dégénérait. Nous avons quitté l’église dans le bruit des grenades. Nous avons couru en direction du presbytère et de l’école. On sautait par-dessus les cadavres, les jeunes gens violaient les femmes et les jeunes filles.

J’ai continué à courir en tremblant de peur. J’ai imploré la clémence d’un certain BAZATORA mais il n’avait pas de place où me cacher. Sur notre chemin, des blessés nous demandaient à boire, le carnage continuait, je ne savais pas où aller. Craignant les coups de machette et les viols, je me suis jetée dans une latrine remplie d’excréments. J’y ai trouvé un garçon et une fille qui s’y cachaient aussi. Mes habits sentaient mauvais et à cause de l’odeur, j’ai quitté mes habits pour ne garder que le minimum. J’avais des excréments jusqu’au niveau du cou. J’ai gratté un peu de terre pour me libérer des excréments.

Quand la pluie tombait, nous récupérions un peu d’eau dans le creux de nos mains. Nous mourrions de faim et de soif.  Le garçon qui était avec nous nous a incité à quitter les latrines. Il à réussi à se hisser jusqu’en haut et nous a quitté. Je suis restée là avec la fille, sans pouvoir réussir à grimper. Il ne me restait que peu de forces. La jeune fille qui était avec moi, et dont la maman était hutu allait un peu mieux que moi. Au bout de 4/5 jours, BAZATORA  a fini par répondre à nos appels. Il est venu avec une corde que la jeune fille a attachée au niveau de ma taille. Ceux qui étaient là ont réussi à me faire sortir. Un militaire m’a donné un peu de lait à boire. Après m’avoir détachée, ils ont pu faire sortir l’autre fille.

Les gens voulaient me tuer mais le militaire a pris ma défense et a demandé qu’on me conduise chez Sœur MILIGHITA. On nous a rasé la tête et donné des habits propres. On nous a indiqué des lits où nous pourrions dormir. La religieuse allemande m’a soignée car j’étais sortie des latrines en mauvaise santé : j’avais attrapé la tuberculose. Mon séjour a duré deux semaines. Des gens ont fait savoir à la religieuse qu’elle était aussi en danger.  Elle devait fuir mais voulait, avant, me faire conduire à l’hôpital. C’est le docteur IGNACE qui nous a aidés. Un groupe d’enfants se préparait à partir au BURUNDI. Sœur MILIGHITA a demandé à ce qu’on veille sur nous, elle voulait nous revoir à son retour.

Des militaires des FAR   se faisaient soigner à l’hôpital et détournaient la nourriture qui nous était destinée. Ils nous surveillaient derrière des fenêtres : ils voulaient nous tuer. Nous sommes restés cachés sous nos lits pendant une semaine.

Nous avons alors vu arriver les Français qui nous ont demandé si nous voulions aller là ils étaient eux-mêmes. Ils nous ont donc conduits à MURAMBI où se trouvaient aussi des Hutu. Sur les murs des classes, on voyait encore des traces de sang : on y avait écrasé des enfants. Des morceaux de chair humaine était accrochés aux barreaux des fenêtres: c’est par là qu’on avait tenté de faire passer les cadavres.

Au bout d’une semaine, les militaires du FPR sont arrivés et nous avons embarqué dans les camions des Inkotanyi qui nous avaient accueillis. »

Monsieur le président remercie le témoin et lui demande de préciser quelle était sa situation en 1994. Elle avait 24 ans, était célibataire et vivait chez ses parent à ZITOBA. Aînée de trois frères et quatre sœurs, elle était institutrice remplaçante. Aujourd’hui, elle est agricultrice et seule rescapée de sa famille.

Monsieur le président va lire des extraits du diaire de Madeleine RAFFIN que le témoin ne connaît pas. Elle ne connaît pas beaucoup plus l’abbé NYANDWI. Elle se souvient qu’il les avait invités à recevoir les derniers sacrements, façon de faire comprendre aux rescapés qu’ils allaient mourir. Elle n’a aucune nouvelle de lui.

Le témoin a appris que des autorités étaient venues à KADUHA en disant qu’il fallait « se débarrasser de l’ennemi. » C’est bien au docteur IGNACE à qui elle doit la vie. Elle souhaite qu’on lui vienne en aide pour soulager les douleurs qu’ils ont traversées.

Maître GISAGARA remercie à son tour le témoin pour son courage (elle éclate en sanglots). Sur questions de l’avocat, elle n’a vu ni Madeleine RAFFIN, ni monseigneur MISAGO ni l’abbé NTAGANDA à KADUHA.

Le ministère public veut savoir si une fouille a bien été opérée pour priver les réfugiés de leurs armes traditionnelles. Le témoin en a entendu parler. Elle confirme qu’elle a bien entendu dire le 5 mai qu’une réunion avait réuni l’abbé NYANDWI, le sous-préfet et le préfet BUCYIBARUTA, avant la grande attaque. Mais elle n’en a pas été témoin. Quant aux personnes blessées qui auraient été transportées de l’hôpital à l’église, le témoin ne peut confirmer car pour elle, les blessés de l’hôpital étaient des militaires qui étaient rentrés du front.

Audition de madame Médiatrice MUKANEZA, rescapée citée par le ministère public.

Le témoin commence par dire qu’elle ne connaissait pas Laurent BUCYIBARUTA.

Au moment du génocide, madame MUKANEZA était à KADUHA. L’ambiance n’était pas bonne. On tuait des Tutsi, volait les biens et le bétail des Tutsi, brûlait les maisons. Elle décide de se rendre à l’église. Le Père NYANDWI les loge au presbytère mais il n’y a aucune sécurité, des attaques incessantes se produisent.

Joachim HATEGEKIMANA est arrivé avec le colonel SIMBA [8]. Ils ont discuté avec l’abbé NYANDWI. Les visiteurs s’étonnent de voir que les massacres des Tutsi n’ont pas encore commencé. Le prêtre aurait répondu qu’il fallait d’abord les rassembler.

Le 18, des attaques sont venues de partout mais on rassure les réfugiés : la sécurité leur sera assurée. Ils ne manqueraient pas de riz : ils pouvaient en acheter.

Le 20, des bruits d’armes se font entendre en provenance du groupe scolaire de KADUHA. Le témoin se déplace avec ceux qui l’accompagnent : les Interahamwe sont très nombreux. On compte beaucoup de morts même si les réfugiés tentent de se défendre avec des pierres. Le soir, l’église était jonchée de cadavres. Réfugiée dans la sacristie avec d’autres, le témoin voit les assaillants forcer la porte. Ils tuent un certain VENERAND qu’ils recherchaient.

Madame MUKANEZ se rend vers un bois, toujours poursuivie par des Interahamwe de KAVUMU. Cachée dans le bois, elle retrouve une petite cousine de 6 ans qu’elle va mettre sur son dos et se rendre en direction de l’hôpital. Elle se réfugie chez un voisin de sa maman. On est le 7 avril. Elle trouve là sa maman qui la croyait morte.

Le lendemain, le témoin se réfugie dans un champ de sorgho. Des assaillants leur jettent des pierres pour les déloger. Passe alors la maman du Père Edouard NTAGANDA: elle est abattue sur place. Le témoin se réfugie alors au domicile d’une amis de sa tante maternelle, Immaculée KAYITETE. Elle ne peut loger là qu’une nuit et doit repartir dans le matin le jour venu. Son périple va continuer jusqu’à ce que les Français de l’Opération Turquoise l’accueillent.

Par ses questions, monsieur le président obtiendra quelques détails supplémentaires que le témoin n’a pas livrés dans sa déclaration spontanée, en particulier concernant l’abbé NYANDWI.

Maître LEVY veut savoir si le témoin a bien entendu le colonel SIMBA prononcer ces mots: « Pourquoi vous n’avez pas commencer à tuer les Tutsi? »

Je ne sais pas si le témoin a répondu à la question.

Monsieur le président met fin à l’audition de madame MUKANEZA. Il propose qu’on projette le numéro de l’émission « État d’urgence Rwanda. Autopsie d’un génocide ».

Rendez-vous donné au lendemain 9h30. ( Asuivre ….) 

Note de la Rédaction 

Ce compte rendu a été réalisé par Alain Gauthier, président du CPCR (Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda) et Mathilde Lambert, stagiaire pour la durée du procès