Procès pour génocide de Bucyibaruta à Paris: Jeudi 12 mai 2022. J4

By Alain GAUTHIER*

           Audition de monsieur André GUICHAOUA (suite et fin).

           Audition de madame Hélène DUMAS en visio-conférence, chercheuse au CNRS.

           Audition de monsieur Thierry BAUBET, professeur psychiatre invité par les avocats du CPCR.

           Reprise de l’interrogatoire de l’accusé.

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Audition de Monsieur André GUICHAOUA (suite et fin).

Mêmes commentaires que la veille. Toutefois, le témoin devra revenir pour répondre aux questions des parties [1].

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Audition de madame Hélène DUMAS en visioconférence, chercheuse au CNRS. Travaille sur les archives de l’association IBUKA au Rwanda. Prépare son HDR (Habilitation à diriger des Recherches).

Madame DUMAS souhaite aborder, dans sa déposition spontanée quatre domaines:

1) la matérialité du génocide

2) l’efficacité du génocide

3) les transgressions

4) réflexions autour du « temps du génocide ».

1.         La matérialité du génocide. « L’intention génocidaire se trouve moins dans les mots que dans les actes. On ne trouve pas d’archives demandant d’organiser le génocide… Je suis attentive aux paysages, aux témoignages, fonds d’archives des Gacaca«  [2]. Le témoin fait alors mention des deux ouvrages qu’elle a publiés [3]. Dans le second, une analyse d’un corpus de témoignages d’enfants sollicités par l’association des veuves du génocide, AVEGA, l’auteur indique que « les enfants sont la cible prioritaire du génocide, ainsi que les femmes à qui on fait subir des violences sexuelles ». Il s’agit là « d’une entreprise de rupture radicale de la filiation ». L’éventration des femmes enceintes, les fœtus jetés en pâture aux chiens en sont l’illustration.

2.         Efficacité du génocide des Tutsi. Cette efficacité renvoie à la question de l’organisation du génocide à différents niveaux. Ni folie collective, ni colère spontanée d’un peuple (NDR. dont on vient de tuer le président). Et le témoin d’évoquer alors la métaphore de l’étau meurtrier, un étau à la double mâchoire, celle de l’État et celle des exécutants.

La mâchoire de l’État, dans un pays bien organisé en 1994. Les récalcitrants sont mis au pas,    voire éliminés. Cet État engage des moyens importants: utilisation des bus de la société ONATRACOM pour transporter les tueurs, le ramassage des corps par les autorités administratives.

La mâchoire des exécutants: les voisins s’organisent pour tuer sur place par peur de les voir s’échapper. On ne parle pas de déportation des Tutsi qui sont pris en étau entre ces deux mâchoires.

3) Les transgressions culturelles et religieuses. Les églises, autrefois lieux de refuges, deviennent des lieux de mort. On n’hésite pas à pratiquer des actes iconoclastes: défiguration de statues auxquelles on tranche le nez qui ressemble trop au nez des Tutsi par exemple.

Transgressions par le rôle des femmes. Pauline NYIRAMASUHUKO, ministre de la famille, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Une infirmière de Kaduha tue les nouveaux nés! Ces atteintes aux « lieux du corps » sont sensés distinguer les Hutu des Tutsi. Les viols seront systématiques: 67 % des femmes violées seront atteintes du SIDA.

« Cette cruauté est mue par une grammaire, par un imaginaire raciste. Elle a un sens. »

4) Le temps du génocide. Le génocide n’a pas de temps. Et le temps passé n’apaise pas la douleur. « Plus le temps passe, plus la douleur augmente » affirment nombre de rescapés. Le traumatisme n’est pas universellement descriptible, c’est une forme de relation au passé. »

Monsieur le président LAVERGNE commente alors les propos du témoin en revenant sur les transgressions religieuses, ce phénomène nouveau qui a surpris les chrétiens eux-mêmes. C’est dans tout le Rwanda que les églises sont devenues lieux de massacres. (NDR. Pays chrétien mais converti en masse lors de la conversion du roi RUDAYIGWA dans les années 30). Dieu était invoqué à la fois par les tueurs et les victimes. Les tueurs ont décrété la mort du Dieu des Tutsi, d’où les actes iconoclastes.

Suivront ensuite des questions sur les Gacaca, ces tribunaux populaires inspirés de la tradition, souvent décriés en dehors du pays comme une parodie de justice. En 1994, au Rwanda, il était hors de question de décréter une amnistie générale. Il a fallu faire œuvre de pédagogie auprès de la population, tant rescapés que tueurs, pour faire adopter cette organisation: une justice sans avocat, sans magistrat, qui met en présence familles de victimes et bourreaux. Ces procédures, initiées en 2001, ne commenceront vraiment qu’en 2005 pour se terminer en 2012.

Quant à savoir comment la justice rendue en dehors du Rwanda était perçue, si on s’en tient au TPIR [4], elle a provoqué le refus des associations de rescapés de continuer à envoyer des témoins à Arusha. Certaines femmes y avaient été « maltraitées/ mal traitées » par la défense.

Maître FOREMAN, avocat du CPCR, interroge le témoin sur le rôle de l’administration dans le génocide. Depuis le multipartisme, il existait une sorte de « porosité » entre le politique, l’administration, les milices Interahamwe [5] liées au MRND [6], la mobilité étant l’apanage des tueurs. Même appartenant à des groupes différents, les tueurs semblaient bien coordonnés dans leurs attaques.

Maître LINDON, avocate d’IBUKA, revient sur la notion de mythe hamitique [7] et sur le document appelé « Les 10 commandements des Bahutu » [8]. Il s’agit là d’une fantasmagorie raciale instillée par les colons et les missionnaires belges. Les Tutsi ne correspondant pas à l’image du « bon nègre bantou », il fallait trouver une explication avec leur origine nilotique.

On assiste à une montée en puissance de la haine dès 1990: massacres des BAGOGWE en 1991, au Bugesera en mars 1992. Le génocide était en place bien avant le 6 avril.

Maître Mathilde AUBLE voudrait que le témoin parle davantage de la préfecture de Gikongoro mais le témoin ne travaille que sur Kaduha.

Monsieur le président signale que c’est sur la colline de Kibeho qu’ont eu lieu des apparitions de la Vierge, « le Lourdes du Rwanda ». On lui fait savoir que les massacres des étudiants tutsi de Marie-Merci se sont déroulés sur les lieux des apparitions, à l’École des Lettres.

Maître Domitille PHILIPPART, avocate du CPCR, voudrait revenir sur les termes utilisés dans la propagande, en particulier sur le mot INYENZI.

Réponse. Tout dépend du contexte. Au début des années 60, c’est le nom que se sont donnés les exilés tutsi qui tentaient de revenir au pays. Il s’agissait du mot « Inyenzi » avec une majuscule. Pendant le génocide, les « inyenzi« , sans majuscules, étaient les « cafards », les Tutsi à éradiquer. En 1990, les exilés que tentent de revenir au pays se dénommeront « Inkotanyi ».

Maître PARUELLE souligne que c’est grâce à une administration efficace que le génocide pourra se mettre en place. Quant aux préfets, ceux qui n’ont pas obéi seront assassinés: Jean-Baptiste HABYARIMANA à Butare, Geoffroy RUZINDANA à Kibungo.

Maître ARZALIER revient sur le regroupement des Tutsi dans des lieux de rassemblement pour y être tués. Peut-on parler de déportation?

Réponse. On ne peut pas aller jusque-là. Les regroupements faciliteront les massacres.

Maître TAPI voudrait savoir comment se sont passés les massacres de Kaduha. Le témoin s’appuie sur les photos et les commentaires laissés par une religieuse qui lui permettent de nommer les étapes des tueries.

Maître GISAGARA, avocat de la CRF [9], revient sur le vocabulaire utilisé dans le communiqué de Radio Rwanda le 17 avril, lors de l’interview à laquelle participent les préfets de Butare et de Gikongoro: « mettre en place des stratégies/ fauteurs de troubles ». BUCYIBARUTA aurait-il pris des risques en utilisant ce vocabulaire?

Hélène DUMAS répond qu’on retrouve les mêmes mots dans d’autres lieux et circonstances, voire d’autres mots. Cela ne prouve donc rien. Son collègue de Butare a été éliminé, lui est resté préfet jusqu’à la fin du génocide.

Deux questions pour maître KARONGOZI.  Faut-il se méfier des témoins? Il faut les entendre et en faire une hypercritique. Pouvez-vous témoigner que les Rwandais vivent ensemble? Réponse laconique: OUI

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Audition de monsieur Thierry BAUBET, professeur psychiatre invité par les avocats du CPCR.

Déclaration spontanée :

On m’a demandé d’introduire la question de savoir ce qu’est un traumatisme et son impact sur la mémoire éventuellement. Quand on parle de traumatisme, mot utilisé de manière très banale, c’est un évènement vécu par un psychisme, une personne. C’est une expérience délabrante pour le psychisme que l’on peut avoir suite à ma confrontation à un certain évènement. Ces expériences ont un effet de modification existentielle de la personne qui y est confrontée. Ces évènements peuvent causer des troubles et elles ont un effet de modification au plus profond de la personne qui y est confrontée même si toute personne ne développe pas forcément de troubles. Cette confrontation d’évènements est appelée réaction d’effroi (= sortir de la tranquillité), qui est différente de la peur et de l’angoisse.

Les types d’évènements qui peuvent causer ce type de traumatismes sont ceux qui impliquent le risque de mort ou blessure grave et les violences sexuelles, que l’on soit victime ou témoin. Dans les affaires de violence de masse et de génocide, il y a la dimension supplémentaire de l’intentionnalité des traumatismes : un être humain à décider de faire le pire en nous regardant dans les yeux. Les psys parlent d’une rencontre du « réel de la mort » = on sait tous ce qu’est un cadavre par contre on ne sait pas ce qu’est la mort, le néant, qu’être mort. C’est cette expérience qui fait le traumatisé. Ce n’est pas la peur de la mort imminente, les individus sont allés au-delà.

L’instant de la mort de Maurice Blanchot [10] (mis en joue par un peloton d’exécution allemand dans sa jeunesse).

Au moment de l’effroi, il y a une disparition des émotions, des pensées, du langage, un début de blanc, de vide puis apparaissent angoisse, déshumanisation, de la honte et l’idée que ce qui a été vécu ne pourra jamais être expliqué. Cela entraine une dissociation traumatique, ce qui peut expliquer les troubles mnésiques de certaines victimes.

Consensus international sur le trouble post-traumatique :

•           Avoir été confronté à un évènement

•           Être hanté par cet évènement

•           Développer des symptômes d’évitement

•           Altération des troubles de la cognition = altération des troubles psychiques, caractérisés notamment par des troubles de la mémoire avec de l’amnésie commémorative = se rappeler correctement de certains évènements

•           Hypervigilance

•           À durée de plus d’un mois.

Dans des cas de stress extrême, il y a une focalisation de la mémoire sur certains points mais aucun souvenir sur d’autres.

Il y a un vrai de travail de jonction entre la justice et les neurosciences/psychologie. Pour nous les soignants qui n’avons pas à juger de la crédibilité des patients, c’est beaucoup plus facile. Les souvenirs partiels ne sont pas des troubles de mensonge en tout cas.

Président : depuis combien d’années traitez-vous de ce type de problématiques ?

TB : depuis 25 ans, en France et à l’étranger avec des missions humanitaires.

Président : on parle de ces personnes qui peuvent être victime de ce trouble post-traumatique, comment cela s’exprime concrètement ?

TB : il peut y avoir des handicaps très lourds. Ces PTSD [11] non soignés peuvent s’aggraver grandement par d’autres troubles et il y a aussi une augmentation de la suicidalité. Il peut y avoir des altérations dans toutes les sphères, y compris familial. Pour les enfants, il y a aussi un impact développemental (capacité d’attachement, capacité à rentrer dans les apprentissages scolaires…)

Président : ces traumatismes peuvent être subi quand on est victime ou témoin voire même le traumatisme peut être plus grand quand on voit. Vous avez dit que parfois il peut avoir un oubli de certains évènements.

TB : au-delà d’un certain niveau de stress, c’est comme s’il n’y avait eu aucun enregistrement d’une situation.

Président : il s’agit alors d’apprécier la crédibilité de certains récits. Ce qui peut aussi poser question, c’est effectivement quand il y a de faux-souvenirs introduits de bonne foi. Est-il possible que cette amnésie dissociative soit temporaire, il y a des méthodes pour retrouver la mémoire ?

TB : c’est un large débat. On constate largement des situations ou des évènements ont été oublié puis sont revenus par la suite. Certains disaient que ces souvenirs s’étaient éteints, ils ne s’en souvenaient plus puis ça revient d’un coup (avec le décès d’un parent par exemple). Aucune thérapie sérieuse n’existe pour ça. Par contre il est très possible d’implanter de faux souvenir chez ses personnes or il n’y a aucune méthode pour distinguer le vrai du faux. Parfois des patients cherchent à faire plaisir au professionnel en créant de faux souvenirs et on va avoir des co-créations de réalités alternatives qui sont difficiles à évaluer.

Président : Est-ce qu’il peut y avoir des phénomènes de reconstruction de souvenirs ? La lecture par exemple, des récits sont faits par d’autres survivants, est-ce que ça peut devenir un souvenir ?

TB : tout est possible. La mémoire et les souvenirs ce n’est pas chercher un dossier dans un ordinateur. À chaque fois qu’on va chercher un souvenir, on modifie quelque chose.

Président : les degrés d’intensité peuvent varier selon chacun. Il y a un premier stade d’hyper-perception de ce qui nous entoure avec la capacité parfois de se souvenir de détails infimes.

TB : c’est ça, pour un stress non-traumatique.

Président : et quand le stress devient beaucoup trop insupportable, là les capacités de mémorisation vont être complètement désordonnées et incapables de donner quelque chose de cohérent ?

TB : elles vont se focaliser sur certains points très précis : la survie, une distraction. J’ai le cas d’une patiente qui ne se souvient que d’une éponge de toute son agression.

QUESTIONS des parties civiles :

Me FOREMAN : nous avons souhaité vous entendre car à partir de la semaine prochaine, nous entendrons des témoins rescapés. Une musique est souvent répétée et plane sur les procès comme celui-ci « Tous les Tutsi sont des menteurs » pour reprendre Pierre Péan. On traque parfois la moindre contradiction, la moindre incohérence pour mettre en cause la crédibilité du témoin dans son ensemble. Si je reformule, un certain niveau de stress peut modifier la perception de certaines réalités, pour autant, peut-on considérer que tout ce que dit un rescapé qui a vécu un PTSD [12] est à jeter ?

TB : on voit cette manœuvre très fréquemment. Quand on doit livrer un récit de soi à plusieurs moments, il y a très souvent des incohérences. C’est compliqué, les gens traumatisés ont beaucoup de mal à faire le récit d’eux-mêmes. Dans mon expérience, plus les personnes sont traumatisées, plus c’est compliqué. Si on regarde l’attentat du Bataclan, parmi la moitié ayant développé un PTSD très important, la moitié ne vont pas voir un soignant. Il y a la technique de l’évitement car on sait qu’il faudra raconter son récit donc on va tout faire pour ne pas en parler, ne pas y être confronté de nouveau. Ensuite il y a la honte entrainée par le traumatisme. Avec ce sentiment de honte il y a un sentiment de non-légitimité + le sentiment qu’on ne sera pas compris ni cru. Cela amène à des versions de récit parfois différentes. Plus le traumatise est grand, plus la version sera différente, mais cela ne veut pas dire que le récit sera faux.

Me PHILIPPART : dans l’amnésie dissociative, vous avez dit que des éléments pouvaient être mal mémorisés, notamment l’écoulement du temps, que cela signifie-t-il ?

TB : cette perception distordue du temps peut prendre différentes formes. Dans les suites d’un traumatisme, il y a l’état de sidération où les personnes sont incapables de réagir. Elles sont incapables de dire combien de temps cette période a duré. De façon générale, il est très difficile pour la victime de jauger le temps.

Me PHILIPPART : cette question a trait à une partie civile que je représente, un enfant qui n’était pas né au moment des faits, sa mère est rescapée. Est-ce qu’il peut y avoir des effets sur l’enfant à naître ?

TB : là encore c’est un large champ de recherche. Les études montrent qu’il y a un très grand nombre de modifications biologiques et hormonales qui s’observent chez la femme enceinte. Et si la mère a des symptômes post-traumatiques, cela va avoir un impact sur son enfant en raison de la manière dont elle va interagir avec son enfant et donc sur le développement de l’enfant. Une scientifique disait que le traumatisme est comme la radioactivité, il y a une peur, surtout des personnes traumatisées, de contaminer les autres. Le traumatisme des autres a un effet sur les autres et d’une mère sur son enfant, c’est évident.

Pas de question du ministère public.

Me BIJU-DUVAL : une précision, il n’a jamais été question ici de dire que tous les Tutsi sont des menteurs et ayant pour ma part l’honneur de défendre des rescapés Tutsi ayant fui le RWANDA devant la CNDA [13], je ne dis pas qu’ils sont tous menteurs. Vous nous avez parlé d’une amnésie dissociative, terme savant pour dire qu’on oublie quelque chose ; puis de l’autre côté vous avez parlé des faux-souvenirs, quand on ajoute quelque chose que l’on n’a pas vécu. Par exemple ce serait quand un autre viendrait raconter ce qu’il nous est arrivé alors qu’on ne le sait pas soi-même, cela peut-être le cas ?

TB : ça peut.

Me BIJU-DUVAL : donc d’un côté l’oubli, et de l’autre, le faux-souvenir possible. Est-ce que ce ne serait pas, ces 2 causes, l’altération majeure possible, involontaire, de l’exactitude du récit et donc du témoignage ?

TB : nous en tant que médecin, on n’a pas de sérum de vérité permettant de dire si la personne dit toujours vrai. Il y a un ensemble de points à prendre en compte pour examiner la crédibilité : existence d’autres symptômes, manifestations ? Les psy ne sont pas là pour dire ce qui a été la vérité universelle. On sait qu’il y a des personnes qui viennent une fois demander un certificat puis d’autres qui souffrent beaucoup et viennent nous voir souvent. Pour nous ça n’a pas de sens de remettre en cause l’ensemble pour une petite partie.

Mathilde LAMBERT, stagiaire au CPCR

Jade FRICHIT, stagiaire auprès de maître PHILIPPART

Reprise de l’interrogatoire de l’accusé.

Président : vous n’avez pas été député en même temps qu’Aloys SIMBA ?

Laurent BUCYIBARUTA : non, il l’a été après

Président : vous avez fait un mandat et demi ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous arrêtez votre 2e mandat car vous devenez préfet de GIKONGORO. Parlez-nous de votre famille : votre épouse, vos enfants

Laurent BUCYIBARUTA : ma femme est originaire de la paroisse de KIZIGURO, dans la commune MURAMBI et nous nous sommes mariés en 1967 car je travaillais dans la même commune de MURAMBI. Certains enfants sont nés là-bas, d’autres quand j’ai été muté dans d’autres régions. En 1994, le 6 avril, ma femme était partie dans sa famille.

Président : on va y revenir. Pour l’instant, votre épouse est aujourd’hui dans un état de santé assez dégradé. Quelle a été son activité ?

Laurent BUCYIBARUTA : elle était institutrice quand je l’ai rencontrée.

Président : elle ne le sera pas toute sa vie, après elle travaillera dans les services postaux.

Laurent BUCYIBARUTA : avant, elle était enseignante à l’école primaire. Après, elle a travaillé dans des bureaux de poste.

Président : vous avez 8 enfants. Quelle différence entre le plus âgé et le cadet ?

Laurent BUCYIBARUTA : le premier né en 1968 et le cadet en 1983 mais 2 enfants sont morts donc il n’en reste que 6 en vie.

Président : vous voulez nous parler de vos enfants ?

Laurent BUCYIBARUTA : Victor, Victoria, Modeste (Belgique), Fidèle (France-Suisse), Jean-Paul, Désiré (Troyes), Aimable (région parisienne).

Président : vous êtes une famille unie ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous avez perdu 2 enfants, après 1994 quand votre existence devenait compliquée, vous avez quitté le RWANDA comme beaucoup de Rwandais. Ce camp se situe où ?

Laurent BUCYIBARUTA : au ZAÏRE, d’abord à BUKAVU puis quand les camps ont commencé à être détruits, nous avons fui comme la population zaïroise. C’est là que mes enfants ont été tués.

Président : après 1994, vous êtes dans un camp à côté de BUKAVU. La situation interne du ZAÏRE est aussi en proie aux conflits avec des gens qui cherchent à s’emparer du pouvoir. Cette région des Grands Lacs est en proie à beaucoup de conflits. Il y a beaucoup de réfugiés rwandais avec la crainte qu’ils viennent attaquer le RWANDA.

Laurent BUCYIBARUTA : c’est une des versions.

Président : vous avez vécu le fait d’être démuni, devant abandonner et fuir les camps. Vous allez avoir une itinérance compliquée. Je suppose que dans ces situations il y a des complications dans les camps. La vie dans un camp, c’est comment, traumatisant ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui tout à fait car nous avons traversé la frontière congolaise et en 6 mois nous avons fait à peu près 2000 km pour arriver en Centrafrique. La vie n’est pas aisée dans ces 6 mois.

Président : dans ces camps, il y a aussi la maladie, les épidémies. Il y a beaucoup de choléra dans les camps. Quand vous allez être arrêté à Troyes, on saisit un certain nombre de documents chez vous, y compris un certain nombre de carnets de notes faisant le récit de cette période en camp et la séparation avec vos enfants. Vous dites que vos enfants ont été tués mais vous n’avez pas été témoin.

Laurent BUCYIBARUTA : non ce sont les ONG et d’autres groupes de gens qui me l’ont dit.

Président : ce sont des informations regroupées qui vous permettent de penser que vos enfants ont été tués.

Président : ces enfants ont fait partie de groupes armés, de milices ?

Laurent BUCYIBARUTA : non, mon fils Bonaventure, j’ai des informations concernant sa mort.

Président : vous allez à un moment dans votre parcours, votre exode, arriver en Centrafrique. Ce dont on trouve trace dans votre dossier, notamment grâce au TPIR, c’est qu’à cette époque vous allez être en correspondance avec Aloys SIMBA.

Laurent BUCYIBARUTA : oui quand je suis arrivé à BANGUI, il était dans un camp de réfugiés.

Président : vous écrivez à toutes les personnes que vous pensez être en capacité de vous aider ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui c’est ça.

Président : donc vous écrivez à SIMBA mais aussi des Français et Belges que vous avez rencontrés au RWANDA ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous avez la possibilité d’acheter un billet d’avion pour la FRANCE ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui, des amis m’aident à acheter un billet d’avion

Président : vous partez seul ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : la situation familiale est complexe puisque votre famille est éclatée

Laurent BUCYIBARUTA : c’est ça.

Président : aujourd’hui vous avez des pathologies mais elles existaient déjà à l’époque ?

Laurent BUCYIBARUTA : ça a commencé par une tension artérielle puis ça s’est développé au cours de la période dans les camps de réfugiés.

Président : l’importance pour vous d’aller dans un pays occidental, en FRANCE, c’est aussi la possibilité d’être suivi médicalement ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous arrivez où ?

Laurent BUCYIBARUTA : à ROISSY

Président : vous êtes pris en charge par un centre d’accueil pour les réfugiés, un CADA [14]?

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : ça ne se passe pas très bien, c’est un peu difficile ? Vous n’avez pas de suivi médical là où vous êtes au début ?

Laurent BUCYIBARUTA : dans les CADA il y a aussi un centre médical.

Président : vous allez faire une demande pour obtenir le statut de réfugié ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui mais l’OFPRA (OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides)) ne me l’a pas accordé.

Président : néanmoins, votre épouse et vos enfants vont voir leur situation régularisée en obtenant un statut puis vous allez obtenir des autorisations de séjour et vous restez tous en France.

Laurent BUCYIBARUTA : c’est par hasard que nous sommes envoyés par France Terre d’asile. On nous envoie à Troyes où les enfants sont scolarisés.

Président : quelle est leur situation aujourd’hui ?

Laurent BUCYIBARUTA : le très jeune est analyste-programmeur et Désiré travaille dans une usine.

Président : vous n’avez pas pu retrouver d’activité professionnelle. Vous avez donc une situation financière très modeste avec les minima sociaux.

Laurent BUCYIBARUTA : oui et après 65 ans j’ai eu le revenu minimum de vieillesse.

Président : vous avez fait des activités bénévoles, notamment auprès du Secours catholique mais avec votre âge et peut-être votre santé, vous avez dû arrêter.

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : sur la situation de votre belle-famille. On sait que votre épouse est Tutsi.

Laurent BUCYIBARUTA : oui

Président : vous avez donc perdu 2 enfants. Concernant votre épouse, quelle situation pour elle, perte de membres de sa famille ?

Laurent BUCYIBARUTA : oui elle a perdu beaucoup de membres de sa famille mais on n’a pas fait de décompte. Mais je sais que c’est beaucoup.

Président : soyez précis, ce sont des parents proches ?

Laurent BUCYIBARUTA : son frère tué le 7 avril et les autres sont morts là où ils vivaient. Certains vivaient dans la même famille, d’autres ailleurs.

Président : votre épouse avait combien de frères et sœurs ?