Procès pour génocide de Laurent Bucyibaruta à Paris. 6 juillet 2022. J 38

Interrogatoire de l’accusé (suite et fin).

Président : Hier, nous avons évoqué un certain nombre de réunions et conférences préfectorales, avec une interrogation sur la réunion avec le Premier ministre qui aurait eu lieu le 29 ou le 30 (D8292). Dans un courrier où vous portez à la connaissance de tous les chefs de service que le travail doit reprendre à compter du 2 mai 1994, vous faites référence aux réunions qui se sont tenues les 26 et 30 avril. Donc, si le Premier ministre et vous avaient écrit le 30 avril, c’est bien le 30 avril où a eu lieu cette réunion.

Président : Tous ne sont pas revenus au travail ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui.

Président : Y compris votre propre épouse ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, elle n’est pas retournée au travail.

Président : Au mois de mai, triste événement de l’école Mari-Merci. Quand avez-vous été informé de ce qui s’est passé et quelle a été votre réaction ?

Laurent BUCYIBARUTA : Les événements avec les élèves de l’école Marie-Merci, qui avaient trouvé refuge à l’école des lettres, ont eu lieu le 7 mai 1994. Mais, nous n’avons été informés de ce drame que quelques jours après et c’est d’abord Monseigneur MISAGO qui m’en a informé car il en avait été informé lui-même par le directeur de l’école Marie-Merci. À ce moment-là, on n’a pas pu mener les enquêtes comme elles n’avaient pas été menées ailleurs non plus, car pour mener des enquêtes, il faut que le climat soit serein pour que les pistes puissent être menées. Je pensais que les enquêtes devaient avoir lieu quand les conditions le permettaient et, à ce moment-là, les conditions étaient telles qu’il n’était pas possible de procéder à des enquêtes.

Président : Vous êtes vous déplacé ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non.

Président : Avez-vous demandé des rapports ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai demandé des renseignements au responsable de gendarmerie et ***, eux-mêmes me disaient qu’il n’avait pas d’informations précises.

Président : Ce jour auparavant, vous avez diffusé un message dans lequel vous disiez que les massacres devaient cesser, que l’auteur d’une mauvaise action devait être traduit devant les autorités. Ne pensez-vous pas qu’il n’y a pas quelque chose de problématique entre diffuser ce message et constater une absence totale de réaction ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai exprimé ce que j’éprouvais, c’est-à-dire l’arrêt des massacres. Mais, comme certains extrémistes n’écoutaient pas les messages lancés par moi-même, ils ont agi comme ils le voulaient et contre mon gré.

Président : À qui était destiné ce message ?

Laurent BUCYIBARUTA : A la population et aux autorités chargées de réprimer les cas.

Président : Mais, c’est vous qui avez autorité sur ces autorités. Ce message n’est-il pas aussi destiné aux personnes qui pouvaient craindre pour leur sécurité et à qui on dit qu’il n’y a plus rien à craindre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Mon message était sincère. Ceux qui devaient le mettre en pratique ne l’ont pas suivi.

Président : Quand des innocents sont massacrés, il n’y a aucune réaction.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce message est sincère, mais il n’est pas suivi des faits, quand les élèves de l’école de Marie-Merci ont été tués, il n’y a pas eu aucune réaction.

Président : Il y a un contraste en ce qui concerne le décès du bourgmestre Charles NYLIDANDI (D8294). Vous écrivez pour exposer les circonstances dans lesquelles ce bourgmestre a trouvé la mort, donc vous vous êtes informé très vite. (Lecture du passage) : « des bandes de malfaiteurs avaient organisé… le bourgmestre est intervenu pour ne pas s’attaquer au stock du projet… c’est autour de 21H… le bourgmestre a été conduit à l’hôpital… il est décédé… ». Ça aurait été une belle occasion de parler des élèves de Marie-Merci de KIBEHO. Peut-être que si vous aviez cherché un petit peu, vous auriez constaté que Charles NYLIDANDI aurait participé au massacre. C’est ce qui a été dit par de nombreux témoins, il était l’un des meneurs de ces massacres. Et donc, peut-être ne pas parler de « bravoure ».

Laurent BUCYIBARUTA : Dans mes propos, je me suis limité à cet événement de la mort du bourgmestre. Pour lui non plus, il n’y a pas eu d’enquête. Il n’y a pas eu d’enquête, comme pour les autres meurtres commis antérieurement. J’ai donné tout simplement les informations que j’avais eues. Concernant les mots relatifs à la bravoure du bourgmestre, je ne parlais pas de la bravoure du bourgmestre pour son implication dans les actes commis à KIBEHO, mais tout simplement pour ce qu’il avait pu faire avec la population Hutu et Tutsi, avant l’avènement de ces meurtres qui ont frappé la région au mois d’avril. Donc, c’était pour louer sa bravoure dans les actes antérieurs parce qu’il était là depuis plusieurs années, mais je n’ai pas abordé la question de sa participation éventuelle au massacre de KIBEHO. S’il y a participation, sa participation était rayée : en tout cas, je n’avais pas d’éléments pour lui reprocher. Quand on est dans l’enterrement de quelqu’un, c’est la coutume au RWANDA, même s’il y a des reproches à lui faire, ce n’est pas l’occasion de les exprimer.

Président : Les victimes de KIBEHO, de CYANIKA, de MURAMBI n’ont pas eu l’occasion d’entendre des mots réconfortants. Vous allez aussi participer au processus de remplacement de Charles NYILIDANDI. Vous allez assister à l’installation du nouveau bourgmestre BAKUNDUKIZE, qui a largement été impliqué dans l’attaque. Laurent BUCYIBARUTA : Je vous dis que lorsque le bourgmestre Charles NYILIDANDI est décédé, il fallait qu’il soit remplacé. Il a d’abord été remplacé par un conseiller communal. Puis, le gouvernement a décidé que les communes et les secteurs qui n’avaient plus de conseiller devaient être pourvus par de nouveaux titulaires. C’est ainsi que vu l’urgence, le gouvernement pouvait nommer un bourgmestre sans consulter le préfet. Il a demandé au préfet, en l’occurrence pour le cas de MUBUGA, de lui proposer des noms de personnes susceptibles de remplir les fonctions de bourgmestre. Quand je me suis renseigné sur les personnes susceptibles de remplir les fonctions de bourgmestre, le nommé BAKUNDUKIZE figurait parmi les personnes qui pouvaient remplir cette fonction. La démarche visait à trouver des candidats susceptibles d’accomplir des fonctions de bourgmestre. Si j’avais été informé auparavant qu’il avait trempé dans les massacres, je ne l’aurais pas proposé. Je n’étais pas le seul à ne pas le savoir. Le même individu, quand il a été nommé bourgmestre, même les autorités du FPR l’ont maintenu dans ces fonctions, jusqu’au début de l’année 1995. Ma démarche était de trouver des candidats, donc j’ai soumis trois noms. Comme BAKUNDUKIZE avait déjà été bourgmestre quelques années auparavant, qu’il était agronome, c’est-à-dire quelqu’un qui est habitué à travailler avec la population, c’est pourquoi je l’ai marqué parmi les autres candidats. Le fait est que le gouvernement pouvait même nommer un bourgmestre sans consulter le préfet.

Président : Je pense qu’on a compris vos explications. Vous avez eu l’occasion de suivre une réunion, sur laquelle nous n’avons pas beaucoup d’informations. Cette réunion se tient le 19 mai, à laquelle tous les fonctionnaires et salariés sont informés d’aller au CIPEP, avec pour objectif un échange d’idées et d’autres questions. Avez-vous des souvenirs de cette réunion ?

Laurent BUCYIBARUTA : Cette réunion ne concernait que les fonctionnaires du chef-lieu de préfecture. Même les bourgmestres et les sous-préfets de sous-préfecture n’ont pas été conviés.

Président : Combien de fonctionnaires Tutsi étaient présents à cette réunion ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas savoir.

Président : Votre chauffeur a-t-il été convié ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, car le problème d’insécurité qui prévalait ne permettait pas que mon ancien chauffeur vienne dans une réunion publique.

Président : Donc, on fait une réunion avec des fonctionnaires qui n’ont pas de problèmes de sécurité ?

Laurent BUCYIBARUTA : Avec des chefs de service et fonctionnaires au chef-lieu de préfecture, donc les précautions étaient encore de mise pour qu’on évite qu’il y ait atteinte à la vie de l’un ou l’autre. N’étaient pas à la réunion ceux qui ne se sentaient pas en sécurité.

Président : Je vais reprendre la lecture de Monseigneur MISAGO, qu’il avait fourni lors de son procès, passage lors de la réunion de la préfecture. Il est question de la réunion du 24 mai 1994.

Président : Quelle réaction avez-vous de ça ? (Passage concernant l’évêque MISAGO et un passage de Madame RAFFIN).

Laurent BUCYIBARUTA : Quand on a entendu les murmures, on a attendu que ça cesse pour qu’on puisse continuer la réunion. Les recommandations qui ont été données sont celles que vous venez d’évoquer. A cette occasion, on n’a pas pu identifier ceux qui faisaient ces murmures. Les gens qui les provoquent ne veulent pas se faire identifier, par exemple en se levant pour demander la parole. Ils le font en cachette. Alors moi, en tant que dirigeant de la réunion, j’ai attendu un tout petit peu que le calme revienne pour qu’on puisse poursuivre la réunion. Les recommandations, c’était la protection de la population, c’était l’objectif mais comme dit le témoignage lu, il y avait des gens qui ne voulaient pas suivre mes ordres, mais passer à côté.

Président : Il se trouve qu’il y a un reportage de cette réunion diffusé sur les ondes de la radio qui fonctionne toujours (D9392/9394). Que pensez-vous de ce compte rendu à la radio ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le journaliste a reporté ce qu’il avait entendu. Ce sont des propos qui ont été tenus, mais là où je ne suis pas d’accord avec le compte-rendu c’est quand il dit que les malfaiteurs sont immédiatement transmis devant la justice. Non. Tout simplement, moi j’avais recommandé que tous ceux qui se livraient à des actes meurtriers et autres violations des droits de l’homme soient transmis à la justice. C’était une recommandation mais, dans les faits, personne n’a été transmis devant la justice puisque les autorités judiciaires ne fonctionnaient pas.

Président : Sauf pour aller interroger les trois prêtres Tutsi qui étaient à l’évêché ?

Laurent BUCYIBARUTA : On a déjà évoqué ce problème. Le fait que les autorités judiciaires n’aient pas pu mener les enquêtes appropriées, c’est parce qu’elles devaient être menées à l’encontre de malfaiteurs ou de meurtriers armés. Pour le cas des prêtres, on a dit qu’ils étaient logés à un endroit bien défini où ils ne posaient aucune résistance à leur audition, ni à toutes les mesures ordonnées par les autorités judiciaires compétentes. C’est des cas différents.

Président : A priori, le 28 mai 1994, vous allez participer à une réunion avec l’ensemble des préfets à GITARAMA. Que pouvez-vous nous dire sur cette réunion ?

Laurent BUCYIBARUTA : Cette réunion a eu lieu effectivement. A ma connaissance, tous les préfets y étaient, sauf ceux qui auraient été empêchés. Je n’ai pas en mémoire la liste.

Président : De quoi a-t-on discuté ?

Laurent BUCYIBARUTA : On a parlé spécialement en ce qui concerne le remplacement des autorités locales où les postes étaient vacants.

Président : Est-ce que c’est à cette réunion qu’on a remplacé Viateur HIGIRO par NDIZIHIWE ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, la décision concernant le remplacement du bourgmestre de MUSEBEYA et celui de la commune de KIVU a été prise à ce moment.

Président : Ça vous apparaissait comme des décisions qui allaient dans le bon sens ?

Laurent BUCYIBARUTA : La décision a été prise par le gouvernement et il a demandé que des candidatures lui soient soumises, étant donné qu’il était de la compétence du gouvernement de nommer ou de remplacer des bourgmestres. Le gouvernement agissait dans sa compétence. Moi, j’étais dans l’impossibilité de contredire ce gouvernement puisque c’était le seul gouvernement en place.

Président : Donc, vous étiez dans un état de contrainte permanente, avec pas d’autres choix que de vous associer à ces réunions ?

Laurent BUCYIBARUTA : Pour ce qui concerne le remplacement du bourgmestre décédé de MUBUGA, cela allait de soi. Pour ce qui concerne le remplacement du bourgmestre de la commune de MUSEBEYA, je vous ai dit que quand les gens de la commune qui se plaignaient de leur bourgmestre envoyaient leurs doléances directement à KIGALI, même si les bureaux étaient fermés, le gouvernement ayant déménagé à GITARAMA, c’est le gouvernement qui a décidé. Ce n’est pas moi qui ai décidé de remplacer le bourgmestre.

Président : Nous savons qu’au mois de juin il va y avoir une réunion au marché de GIKONGORO, au cours de laquelle le nommé GASANA, alias BIHEHE, va vous prendre à parti. Souhaitez-vous ajouter quelque chose à ce sujet ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’étais choqué d’être considéré comme un complice du FPR alors que je ne l’avais jamais été.

Président : Et donc, ce qui vous choque c’est d’être un complice du FPR ?

Laurent BUCYIBARUTA : Aussi du fait qu’on attaque l’autorité légale publiquement. Il y a des gens qui ne respectaient pas mes ordres en tant qu’autorité. A cette occasion, l’individu et peut-être d’autres qui le poussaient sans se faire voir ont agi publiquement.

Président : Par la suite, il va y avoir l’arrivée de la force TURQUOISE, l’occasion pour vous de vous adresser au bourgmestre et à la population (D8333) ?

Laurent BUCYIBARUTA : Quand j’ai écrit ce message, je devais aller avec le responsable de l’unité locale pour qu’on puisse voir justement comment faciliter leur mission. En tant qu’autorité en place, j’ai écrit aux différents bourgmestres pour leur dire dans quel cadre la mission TURQUOISE venait fonctionner car certains croyaient que l’opération TURQUOISE venait du FPR, ce qui n’était pas le cas. J’ai tenu à préciser que l’opération était là pour protéger toute la population, sans distinction. Les autorités militaires de l’opération TURQUOISE ont donné aussi leurs souhaits ; par exemple la possibilité d’obtenir une main d’œuvre pour certaines exactions qu’ils devaient mener, et aussi la nécessité d’obtenir des informations. Ils constataient eux-mêmes qu’il y avait encore des infiltrations du FPR. Les rumeurs existaient comme quoi le FPR n’était pas loin de la préfecture de GIKONGORO, qu’ils venaient clandestinement dans cette préfecture. Ils devaient avoir des informations là-dessus, donc on en a discuté. Ensuite, on a aussi parlé de ma propre sécurité. Ils m’ont dit qu’ils savaient comment assurer ma sécurité, même sans cantonner des militaires devant ma maison. Effectivement, ils l’ont fait. J’ai eu, à différentes occasions, la possibilité de discuter avec eux. Ils ont été remplacés et ce n’est pas le même colonel qui est arrivé au début, qui est resté jusqu’au bout. Chaque fois qu’il avait besoin de me communiquer un message, il envoyait un adjudant-chef prénommé Basile. Il venait me voir. Une fois, je suis même allé avec le général commandant de la circonscription de BUTARE et GIKONGORO. Donc, les contacts étaient là en cas de nécessité.

Président : Avez-vous eu beaucoup de contacts avec la force TURQUOISE ?

Président : Le 7 juillet, vous nous dites avoir assisté à la déclaration de KIGEME ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui.

Président : Ça dû être un électrochoc, on qualifie les crimes à ce moment-là : on parle de « génocide ». Vous n’êtes parti que le 23 juillet. Avez-vous fait des déclarations parlant du crime de génocide ?

Laurent BUCYIBARUTA : A l’occasion de la signature de la déclaration de KIGEME.

Président : Quelle a été votre réaction à la lecture, quand vous avez entendu des officiers dénoncer un crime contre l’humanité, dénoncer la lâcheté des autorités civiles et militaires ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’étais sur place. Comme ce sont des officiers qui avaient décidé de publier ce communiqué, j’ai écouté ce qui a été lu dans le communiqué. Personnellement, j’approuvais ça mais je ne pouvais pas signer puisque les autorités militaires ont décidé de signer elles-mêmes, elles ne m’ont pas sollicité pour le signer.

Président : Souhaitez-vous ajouter autre chose Monsieur ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que je dois dire, c’est que moi, j’ai toujours cherché à ce qu’il y ait la paix dans la préfecture que j’étais appelé à diriger. J’ai fait en sorte que les gens puissent cohabiter pacifiquement. Les évènements que le pays a connus ont fait que tous mes efforts ont été parfois sapés et j’étais dans l’impossibilité de réaliser tout ce que j’avais voulu de réaliser. Notamment, je reconnais que j’ai échoué dans ma mission de protection de la population mais c’est tout simplement parce que je n’ai pas eu les moyens nécessaires pour assurer cette protection.

QUESTIONS DE LA COUR :

Juge Assesseur 1 : Pour revenir sur KIBEHO avec l’école Marie-Merci, j’aimerais revenir sur ce qui s’est passé avant le 3 ou 4 mai, lorsque vous allez voir les élèves. J’aimerais être sûre de qui a fait ce déplacement : vous, l’évêque MISAGO et une autre personne dont j’ai oublié le nom. Y a-t-il quelqu’un d’autre ? BIZIMUNGU ? SEBUHURA ?

Laurent BUCYIBARUTA : Il y avait aussi le responsable du service de renseignement dans la préfecture, le major BIZIMUNGU, le bourgmestre de MUSEBEYA (Viateur HIGIRO), mais j’hésite pour le bourgmestre de RWAMIKO. Ce sont principalement ces personnes dont je me rappelle qui composaient la délégation.

JA1 : Concernant l’objet de ce déplacement et de cette délégation, pouvez-vous le définir en une ligne ?

Laurent BUCYIBARUTA : Notre objectif était d’aller inviter les élèves de l’école Marie-Merci à continuer à vivre harmonieusement. Comme c’était avant, même s’ils avaient connu des problèmes dans leur scolarité. Ils avaient été aussi touchés par les massacres à la paroisse. On voulait les amener à s’entendre et à vivre harmonieusement dans l’école. Certains élèves Hutu ne voulaient plus vivre avec les élèves Tutsi, les accusant de vouloir les empoisonner. Les élèves Tutsi disaient que les élèves Hutu voulaient les tuer. Alors on a essayé de les ramener dans le droit chemin, c’était notre objectif. Quand on a vu qu’il y avait des résistances de la part des élèves Hutu, nous sommes allés voir les élèves de l’école des lettres parce qu’on voulait parler aux deux groupes pour entendre les points de vue des uns et des autres.

JA1 : Moi, je reviens sur la façon dont a exposé ce numéro 2 de l’éducation nationale, dont je ne me souviens plus du nom, et sur le récit qu’il fait de l’entretien avec les élèves Hutu de l’école. J’aimerais savoir si vous êtes d’accord avec ce qu’il disait : que vous êtes face à des adolescents qui ont en face d’eux leur préfet, leur évêque directeur, un représentant de l’éducation nationale, et que l’objet c’est d’expliquer aux élèves de ne pas massacrer les camarades les Tutsi. Le préfet et l’évêque MISAGO ont dû négocier sur ce point et que les élèves voulaient tuer les tutsi. Scène surréaliste : y avait-il vraiment des adolescents qui ne comprenaient pas qu’il fallait respecter les camarades Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ces élèves Hutu de l’école Marie-Merci, certains étaient originaires d’un autre pays où avait commencé la guerre. Ils étaient venus faire les études dans le sud du pays car dans leur région, pour certains, il y avait eu des massacres. Comme ils avaient vu leur famille décimée lors de la première attaque du FPR et les années qui ont suivi, ces élèves étaient très récalcitrants. A mon avis, c’est le motif de leur état d’opposition. On leur a dit que la guerre ne concernait que les belligérants et pas les élèves ou la population civile. Finalement, ils ont accepté qu’ils n’agresseraient plus leurs camarades ayant déménagé dans l’école des lettres, mais qu’ils ne souhaitent pas non plus leur retour dans l’établissement d’origine. Les élèves Tutsi sont restés à l’école des lettres et comme la directrice était en vacances, l’évêque a fait en sorte qu’ils reviennent à l’école car il y avait d’autres religieuses à l’école des lettres.

JA1 : Donc, pour comprendre quand vous quittez l’évêché avec l’évêque, vous avez l’impression d’avoir réussi à les calmer pour qu’ils ne s’en prennent pas à leurs camarades ?

Laurent BUCYIBARUTA : Au moins qu’ils acceptaient de ne pas aller agresser leurs camarades là où ils étaient.

JA1 : Question sur un personnage dont on a pu parler : le procureur de GIKONGORO. On a entendu une de ses secrétaires du parquet qui explique qu’à partir du 6 avril, elle ne travaillait plus, qu’il n’y avait plus de procureur. Il y avait aussi un autre témoin qui a tracé un portrait de ce personnage très étrange. Vous, spontanément hier, quand on avait parlé des trois prêtres, vous avez évoqué avoir interrogé ces trois prêtres à la prison.

Laurent BUCYIBARUTA : Pas la prison, mais l’évêché.

JA1 : À l’évêché pardon. Lui qui avait décidé que ces prêtres devaient aller à la prison de BUTARE. Qu’a-t-il fait pendant toute cette période ? A-t-il usé de ses fonctions de procureur ? Quel est cet homme ? Que pensez-vous de lui ? 

Laurent BUCYIBARUTA : La première réalité c’est qu’effectivement, le Parquet ne fonctionnait pas parce que le premier substitut, l’adjoint du procureur, n’était plus là. Il avait été assassiné dans sa maison. D’autres agents du Parquet non plus n’allaient pas au travail. J’ai aussi entendu un témoin dire qu’il était membre d’un « comité du salut ». Je n’ai pas entendu ce terme en 1994 : un comité qui établissait des listes de personnes à éliminer. Même si ça existait, je n’ai pas eu à l’époque d’informations là-dessus. Pour les prêtres, c’est le commandant de gendarmerie qui a décidé d’aller les interroger.

JA1 : Donc, vous n’arrivez pas à vous faire une opinion sur ce qu’il avait dans la tête ?

Laurent BUCYIBARUTA : A cette époque, parmi les témoignages de prisonniers qu’on a entendus, certains étaient ceux qui avaient eux-mêmes fait arrêter et se trouvaient dans la prison de GIKONGORO. Je crois que l’un des prisonniers a fait sa propre description du procureur. Je n’ai pas remarqué de comportement particulier, il était procureur. S’il a mal agi ou s’est écarté de ses fonctions de procureur, je ne peux pas le dire.

JA1 : Ce que vous dites c’est que le parquet ne fonctionnait pas notamment à partir du 7 avril ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ni le Parquet, ni le tribunal de première instance. Les deux ne fonctionnaient pas. A titre de preuve, le président du tribunal de première instance, qui a été interrogé par la commission rogatoire française, a déclaré que depuis le 7 ou 8 avril, il n’a jamais été au bureau.

Président : Il est dans la liste des gens qui ont diffusé le message de pacification. Il a parlé et on voit son nom dans un certain nombre de réunions, donc il existe, il est là à la tête d’un « parquet fantôme ».

Laurent BUCYIBARUTA : Oui c’est ça. Il est là comme procureur donc avec le droit de participer aux réunions du comité préfectoral de sécurité parce que depuis 1975, lors de la mise en place de comités préfectoraux, le procureur de la République en était membre. Deuxièmement, il était chef de service donc même s’il n’était pas sous les ordres techniquement du préfet, le préfet le comptait comme chef de service avec qui on devait collaborer. C’est à cette occasion qu’on l’a vu parmi les chefs de service qui se sont rendus dans les communes pour aider les bourgmestres à diffuser le message du 29 mai 1994.

JA3 : J’aimerais revenir en arrière sur un sujet qui concerne le maintien des barrières. La lettre du Premier ministre adressée : concernant la famine, vous adressez un message avec un problème de circulation des produits vivriers de base et il est dit que la famine est en train d’arriver. Comment dans ces circonstances maintenir les barrières tout en déclarant le problème de circulation des produits vivriers de base ? Comment s’imaginer qu’avec des barrières on va réussir à faire parvenir de la nourriture, avec les problèmes de famine ?

Laurent BUCYIBARUTA : Concernant les barrières, j’ai expliqué que les barrières avaient été recommandées par le Ministère de la Défense. En fait, les barrières étaient là dans un cadre purement de contrôle des infiltrations éventuelles. Elles n’étaient pas là pour empêcher les gens et les produits de circuler. Si sur certaines barrières, il y a eu évidemment, des abus et aussi des actes répréhensibles comme des meurtres, ça, ça n’était pas dans l’objectif des barrières puisqu’elles étaient là dans un cadre strictement de contrôle des mouvements de population pour éviter des infiltrations du début à la fin de la guerre, comme ça se fait ailleurs.

JA3 : Vous avez une réponse très administrative : objectivement vous avez affamé toute la population ?

Laurent BUCYIBARUTA : La famine sévissait dans la préfecture de GIKONGORO depuis longtemps, à tel point qu’en 1993, j’avais commencé à prendre des contacts avec des organismes internationaux à KIGALI pour que la population de GIKONGORO dans son ensemble soit assistée et bénéficie des aides alimentaires, soins médicaux et autres dont la population avait besoin. C’est depuis longtemps. Les démarches que j’avais faites ont commencé en 1993. C’est grâce à mes démarches que la CARITAS a obtenu des vivres à distribuer dans les camps et aux familles nécessiteuses dans les différentes paroisses. Quant à la contradiction que vous voyez entre le maintien des barrières et les difficultés d’approvisionnement, les barrières n’avaient pas été pensées pour empêcher la circulation des gens et des biens.

QUESTIONS DES PARTIES CIVILES :

Me PHILIPPART : Je vais revenir sur le compte-rendu qui a été fait par Radio Rwanda de la réunion du 29 ou du 30 avril avec Monsieur KAMBANDA. Une phrase (D9308 et D9309) interpelle : le journaliste indique que vous prenez la parole « la sécurité est bonne à GIKONGORO, suite aux mesures strictes qui ont été prises, notamment celle d’organiser des réunions dans les communes ». De quelles autres mesures strictes parlez-vous lorsque vous évoquez la sécurité bonne à GIKONGORO ?

Laurent BUCYIBARUTA : À l’occasion de la visite du Premier ministre, la sécurité était bonne, mais c’était par rapport aux semaines précédentes, car jusqu’au 21/22 avril on avait connu des meurtres à grande échelle. À la date de cette réunion, à la fin du mois d’avril, la situation était bonne par rapport à ce qui s’était passé auparavant.

Me PHILIPPART : On est une semaine après les massacres qui ont fait des dizaines/centaines de milliers de morts, des rescapés ont été achevés dans les jours qui précèdent. Comment pouvez-vous dire que la sécurité était « bonne » et quelles étaient les mesures strictes qui ont été prises ? N’était-ce pas plutôt que tous les Tutsi ont déjà été massacrés ?

Laurent BUCYIBARUTA : Entre les grands massacres et la fin du mois d’avril, je n’avais pas tenu de réunions dans les communes, sauf celle du 26 avril, mais les bourgmestres eux ne cessaient d’aller dans les secteurs à inviter la population à renforcer ce calme.

Me PHILIPPART : Il n’y a pas d’autres mesures que le message diffusé après la venue de KAMBANDA ?

Laurent BUCYIBARUTA : Pas avant, mais je dis que les bourgmestres avaient aussi fait des réunions dans les secteurs.

Me PHILIPPART : Comme vous parlez de mesures strictes, c’est de cela dont il s’agit ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est ça.

Me PHILIPPART : Sur le message du 29 avril, je voulais vous interroger sur une mesure, le point 11(D8283) sur le retour au travail des personnes. Vous ajoutez que toute personne se rendant au travail doit porter ses documents d’identité. Comment pouvez-vous diffuser un message de retour au travail sans vous être assuré que la pacification a fonctionné, que le message est passé et que les massacres se sont arrêtés ? Monseigneur MISAGO a plutôt constaté que le message n’était pas passé. En plus, vous demandez le retour au travail en portant une carte d’identité, quand on sait ce que cela implique.

Laurent BUCYIBARUTA : Cette demande de reprise du travail devait s’effectuer s’ils pouvaient reprendre le travail dans de bonnes conditions. La mise en pratique dépendait de disponibilité et on demandait aux agents de se munir de leurs attestations de travail, ceux qui se trouvaient dans leur secteur pouvaient accomplir des travaux agricoles.

Me PHILIPPART : Ce message s’adressait à toute la population et notamment les Tutsi, vous êtes d’accord ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai jamais demandé aux gens de sortir et de sortir de leur cachette.

Me PHILIPPART : Justement, peut-être parce que la pacification n’était pas réelle, que la sécurité n’était pas rétablie. En appelant les gens à revenir au travail en se munissant de sa carte, « qui que vous soyez », ne pensez-vous pas que vous leur faites courir un risque énorme ? Vous ne faites pas la nuance en disant que ceux qui veulent rester cachés peuvent rester cachés.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que ces personnes qui pouvaient se rendre au travail pouvaient le faire et que les personnes qui se sentaient dans l’insécurité, c’était à chacun d’examiner sa situation. C’était une recommandation qui devait s’appliquer selon les possibilités.

Me PHILIPPART : Ça n’est pas de ce que dit le message, mais j’en resterai là. J’ai une dernière question sur l’école Marie-Merci. On a parlé de votre venue à l’école. Ce qu’a déclaré le directeur de l’école Emmanuel UWAYEZU, il a mentionné qu’il serait venu vous voir la veille du massacre parce qu’il aurait appris qu’il risquait d’être tué. Quels souvenirs avez-vous de cette venue d’Emmanuel UWAYEZU, si elle a eu lieu ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ils ont l’information qui a été donnée par le père Emmanuel, et pas seulement à moi. Ensuite, à l’évêque et pas seulement à moi, l’abbé estimait que la sécurité n’était pas totalement assurée. De mon côté, j’ai transmis l’information au commandant de la gendarmerie qui a estimé qu’il ne pouvait pas convoquer ses gendarmes et ses hommes pendant la nuit. Préparer ses hommes pendant la nuit, ce n’était pas possible et il a dit que la mission aurait lieu le lendemain. Ce n’était pas mon autorité, mais le commandant de la gendarmerie qui devait assurer l’ordre et il a décidé que ça serait le lendemain et pas pendant la nuit.

Me PHILIPPART : Sur le moment de sa venue, le père Emmanuel n’a pas été clair. A l’audience, il a dit « le matin » et lors de la commission rogatoire, il a dit « tard dans l’après-midi ». Il vient vous voir en urgence et il vous dit que ses élèves vont se faire tuer.

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne sais pas s’il a utilisé le terme que ses élèves allaient se faire assassiner. Ce que je vous dis est que l’organisation d’une mission de force de l’ordre dépend du commandant de la gendarmerie. Ce que je sais, c’est que c’est le commandant qui programme les hommes qui doivent intervenir, le matériel dont ils ont besoin pour la mission. Une mission des forces de l’ordre, et pas une mission que je pouvais organiser car je n’avais pas le droit de donner des ordres directement aux gendarmes.

Me PHILIPPART : Le père Emmanuel a évoqué la possibilité d’organiser un transfert, d’avoir préparé un camion pour aller chercher ses élèves. Il justifie le fait que ce camion n’est pas parti le matin du massacre par le fait que les élèves ont déjà été massacrés. Or, on sait que l’attaque a débuté à 10h du matin et non à 6h du matin. Souvenez-vous de cette mesure envisagée d’envoyer un camion pour aller les chercher ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, je ne connais absolument pas la question concernant ce camion.

Me PHILIPPART : Ça ne vous aurait pas semblé être une bonne initiative d’envoyer quelqu’un aller les chercher plutôt qu’un énième gendarme qui risquait de se retourner contre eux ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce qui était important, c’était que les forces de l’ordre soient là pour empêcher ces massacres et je ne crois pas que l’envoi d’un camion était une mesure efficace. Cette mesure n’a pas pu être accomplie dans de bonnes conditions. Je ne sais pas d’où il proviendrait, je ne sais pas s’il devait venir de la préfecture ou d’un autre endroit.

Me PHILIPPART : On est le 7 mai, et vous savez que les gendarmes ont massivement participé à toutes les attaques qui ont eu lieu. Je ne pense pas que leur envoyer un énième gendarme aurait été la solution.

Laurent BUCYIBARUTA : C’est votre conclusion, mais je ne sais pas si c’est la conclusion idéale.

Me AUBLÉ : Concernant votre venue à l’école Marie-Merci pour calmer les élèves Hutu, vous nous avez indiqué que les raisons pour lesquelles ils voulaient massacrer les élèves Tutsi, c’était parce que leur famille Hutu avait été massacrée dans le nord par le FPR. N’était-ce pas plutôt parce qu’ils avaient entendu à la radio l’incitation à la violence ou parce qu’ils ont vu, voire participé, les massacres ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est ce qu’ils ont dit, ce n’est pas mon point de vue, c’est leurs arguments mais ce n’est pas les miens.

Me FOREMAN : Vous avez expliqué pendant l’instruction, suite au témoignage d’un témoin, que vous n’aviez jamais porté de fusil, que vous n’aviez qu’un pistolet Uzi. J’ai trouvé qu’il existait deux modèles en 1994. C’est une arme automatique qui tire dix balles par seconde. Est-ce cette arme qui vous a été affectée ?

Laurent BUCYIBARUTA : En 2000, quand j’ai répondu à l’officier de gendarmerie ou de police qui m’a interrogé, j’ai dit sur la personne qui m’avait vu porter un fusil, que sa déclaration était un mensonge. Deuxièmement, j’ai dit que j’avais un pistolet qui restait à la maison chez moi, c’était un petit pistolet qu’on pouvait mettre dans une poche de pantalon ou de veston. Je l’avais reçu en 1990, il m’a été apporté chez moi par le Ministre de la Défense, je n’avais même pas demandé. L’autorité militaire de la Défense a dit que, compte tenu de la situation et de l’insécurité, le Ministre de la Défense avait décidé de donner une arme personnelle et de me donner le port d’armes. Quand j’ai quitté le RWANDA en 1997, en 1994 j’avais remis le port d’armes de la mission TURQUOISE. Le modèle que vous montrez, ce n’est pas celui que j’avais.

Me FOREMAN : Alors je serais curieux de savoir ce que vous avez possédé parce qu’à priori, ce sont les seuls modèles qui existaient en 1994.

Laurent BUCYIBARUTA : C’est les modèles qui datent de 1994. Mais, si c’était en 1990 ce n’était pas celui-là, c’était une arme ancienne. Le Ministre de la Défense avait des fusils d’un ancien stock qui ne tiraient qu’une seule cartouche et quand il n’en avait plus besoin, il les donnait.

Me FOREMAN : Ces deux modèles sont les deux seuls qui ont existé entre la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945 et les années 1990. Ultérieurement, la société, suite à un changement de législation, a introduit de nouveaux modèles à la fin des années 1990.

(Me BIJU-DUVAL dit qu’il aurait été préférable que ces photos soient fournies au dossier avant aujourd’hui, afin que la Défense puisse se pencher sur la question des armes).

Laurent BUCYIBARUTA : L’essentiel pour moi c’est que j’ai remis l’arme en 1994 à l’opération TURQUOISE et que je n’avais jamais utilisé cette arme.

Me FOREMAN : On vous a bien remis une arme automatique ou semi-automatique ?

Laurent BUCYIBARUTA : Automatique ou non en tout cas je n’ai jamais eu l’occasion de l’utiliser chez moi car elle m’a été livrée à KIBUNGO et quand je suis allé dans une autre préfecture, je ne l’avais plus avec moi.

Me FOREMAN : Est-ce que l’autorisation du port d’arme impliquait un entrainement régulier ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non.

Me FOREMAN : Donc, vous n’avez jamais été formé sur l’utilisation de l’arme ?

Laurent BUCYIBARUTA : Tout simplement la personne qui m’a remis cette arme m’a montré ce qui était basique.

Me FOREMAN : Je voudrais rectifier deux choses. Vous disiez que pendant votre garde à vue, vous aviez répondu deux choses. Premièrement, que votre accusateur mentait en disant vous avoir vu avec un pistolet. À l’époque, vous accusez ce témoin de menteur et aujourd’hui, vous avez admis que vous étiez bien allé à MURAMBI le 15 avril, alors que vous affirmiez n’y être jamais allé. En plus, vous affirmez que cette arme était restée chez vous, ce qui n’apparait dans le PV de l’époque. C’est une réponse nouvelle.

Ma deuxième question porte sur une pièce communiquée par le Ministère public, ce sont des écoutes téléphoniques. Vous communiquez par téléphone, vous êtes sur écoute donc entendus et vous commentez l’arrestation de M. BARAHIRA. Vous dites « Comme GAUTHIER est méchant, il a dit que c’est dommage que l’arrestation ait eu lieu en même temps que l’affaire CAHUZAC puisque les journaux en ont peu parlé ; les Tutsi lui ont appris leur méchanceté ». Est-ce qu’il vous arrive en privé de parler de cette manière des Tutsi ? Quand quelqu’un est méchant, vous l’assimilez aux Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je peux répondre à votre question mais à condition que je n’ai pas dit cela en français, si j’ai dit cela en Kinyarwanda, le document que vous avez, vous l’avez reproduit à partir d’un enregistrement qui est essentiel car c’est la pièce authentique.

Me FOREMAN : Ma question est : est-ce que vous parlez comme ça en privé ?

Laurent BUCYIBARUTA : Si ce papier a été tiré à partir d’un enregistrement, il faut qu’il soit dévoilé. Vous parlez d’un dossier en cours, pourquoi si vous ne voulez pas donner tous les éléments vous parlez d’un élément en français. Je n’hésiterai pas à répondre à cette question si vous reproduisez cet enregistrement.

Me FOREMAN : Je constate que Laurent BUCYIBARUTA n’a pas répondu à la question qui est : est-ce que vous parlez comme ça des Tutsi ? De dire méchant comme un Tutsi ? Laurent BUCYIBARUTA : Ce ne sont pas des Tutsi rwandais que je connais, mais des Tutsi membres du FPR qui ont attaqué le pays. Ces gens-là sont méchants. Je ne parle pas des Tutsi rwandais, mais les Tutsi du FPR, et je sais que ces gens-là sont méchants. Je sais que les autorités rwandaises sont méchantes. Même en 1990, j’ai reçu beaucoup de messages qui m’intimidaient dans ma maison. Au téléphone, j’ai reçu des messages anonymes qui me demandaient de rejoindre le FPR et tout ça j’ai refusé, j’ai dit que ces gens-là sont méchants mais pas les Tutsi.

Me FOREMAN : On retiendra de votre réponse ; quand vous pensez FPR, vous dites Tutsi. Sur la réunion du 26 avril, sur une question qui vous a été posée relative à votre réaction face aux massacres, vous avez fini par dire que votre pouvoir étant de convoquer des réunions, vous avez convoqué une réunion le 26 avril. Pour la réunion du 26 avril, vous avez reçu des instructions du Ministère de l’intérieur le 21 avril, vous invitant à la convoquer. Vous avez convoqué cette réunion parce que le commandant de BUTARE avait souhaité rencontrer les bourgmestres de votre préfecture pour parler du recrutement de jeunes pour l’armée. Est-ce que vous maintenez que vous avez organisé la réunion du 26 avril en réaction aux massacres, en contradiction avec les éléments du dossier ?

Laurent BUCYIBARUTA : Entendons-nous bien, le 21 avril comme je l’ai dit, vers 8H, je suis allé dans mon bureau, je devais préparer certaines correspondances et c’est ce à quoi je me suis occupé. Il y avait des courriers que je n’avais pas l’occasion de lire, j’avais préparé des lettres de convocation de la réunion du 26 avril. La présence du colonel, en réalité il n’était pas commandant de la circonscription militaire mais de l’intérim, il a souhaité rencontrer les bourgmestres en sa présence. Je devais lui donner la possibilité, la parole en technicien, pour qu’il dise ce qu’il attendait de ces recrutements.

Me FOREMAN : Je ne vous interroge pas là-dessus. Mon problème est votre réaction face aux massacres. Votre fils a dit que vous avez tout de suite su que c’était la gendarmerie qui attaquait MURAMBI. Est-ce que vous comprenez à quel point ça peut être choquant d’entendre qu’après une nuit au cours de laquelle des dizaines de milliers de Tutsi étaient en train de se faire massacrer, ce que vous avez de plus urgent à faire c’est de faire du courrier et de convoquer une réunion ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai l’impression que dans vos commentaires vous faîtes des déductions à partir de ce qui a été dit, mais vous ne reprenez pas exactement ce qui a été dit. Je n’ai pas dit que c’était des gendarmes qui attaquaient.

Me FOREMAN : Non, c’est votre fils qui l’a dit. Ça doit être un faux témoin payé par le FPR!!

Laurent BUCYIBARUTA : Il y a eu d’autres témoignages qui disaient qu’on pensait que c’était même la gendarmerie qui étaient attaquée. Le lendemain, quand je suis arrivé au bureau de la préfecture, la première chose que j’ai faite, c’était de demander des informations.

Me FOREMAN : Pendant la réunion du 26 que vous convoquez le 21, s’exprime entre autres un responsable de la CDR. Il dit des choses incroyables ; il parle du fait que les enquêtes incriminent la MRND et la CDR ; il faut empêcher les ennemis d’exhumer les ossements ; les déplacés de guerre font finir par écrire des livres. Comment avez-vous réagi en l’entendant tenir ce discours ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je pense que vous avez mélangé beaucoup de choses. KAMBANDA n’a écrit aucune lettre le 21 avril. Mais, si la lettre du Ministère du 21 avril est datée du 21 avril, ça ne veut pas dire qu’elle m’est parvenue le même jour. Courrier pour inviter le bourgmestre et d’autres personnalités à la réunion du 26 avril : il n’était pas présent.

Me FOREMAN : Je confonds la réunion du 26 et celle du 30. Je retire l’affirmation. Le 30 avril, lors de la réunion avec le Premier ministre, le représentant de la CDR exprime sa crainte des enquêtes, sa crainte qu’on découvre des corps enterrés, sa volonté de donner du matériel de défense, des grenades, aux gens qui tiennent les barrières. Ce discours extrémiste tenu en plein génocide, y avez-vous réagi ? Car KAMBANDA n’a noté aucune réaction de votre part.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que vous dites provient d’une note de Monsieur KAMBANDA, et d’ailleurs on n’a pas donné la date de la note de KAMBANDA qui a peut-être noté ce qu’on avait entendu au cours de la réunion. Mais, si KAMBANDA a noté ce qu’il avait entendu, dans cette réunion ce n’était pas mes propos mais quelqu’un qui prend en note, il note ce qu’il veut mais ces propos n’émanent pas de moi.

Me FOREMAN : Je n’ai pas prétendu qu’ils émanent de vous. Je vous ai demandé, en entendant des propos opposés aux messages que vous souhaitez diffusez, si vous avez réagi.

Laurent BUCYIBARUTA : Si ces propos ont été lancés, car vous dites les avoir retrouvés dans les propos de KAMBANDA, je ne connais pas la date de la note. Il peut entendre ceci et moi, en étant dans la même salle, je peux ne pas avoir entendu la même chose.

Me FOREMAN : Vous avez l’oreille sélective. Vous avez reconnu avoir entendu les murmures lors d’une réunion. Madeleine RAFFIN dit que l’évêque a pris la parole et a demandé aux autorités d’assurer la sécurité des Tutsi rescapés, qui a été hué. Vous parlez de murmures. Vous nous expliquez que votre discours pendant ces réunions consistait à demander aux autorités locales d’assurer la protection des Tutsi. Monsieur MISAGO dit aussi avoir été hué. Pourquoi n’avez-vous pas été hué si vous teniez le même discours ?

Laurent BUCYIBARUTA : De tout façon, ce que je dois ajouter, car vous m’avez coupé la parole, c’est que le représentant de la commune de RWAMIKO était un extrémiste. Ce matin ou hier, j’ai dit qu’il y avait des murmures, mais on n’a pas pu évoquer les personnes et on n’a identifié personne. Mais, c’était le même discours car le même discours demandait la protection des Tutsi survivants, on disait la même chose.

Me FOREMAN : Vous confirmez que vous n’avez jamais été sifflé, hué ?

Laurent BUCYIBARUTA : Au cours de cette réunion, non. Peut-être y-a-t-il eu des murmures que je n’ai pas entendus.

Me FOREMAN : Je me demande si on peut en conclure que vous ne teniez pas les mêmes discours que l’évêque. Dans un article du Monde du 4 juillet 1994, la journaliste vous a rencontré dans la préfecture de GIKONGORO et vous prête ses propos « Si la mission de l’opération TURQUOISE ne change pas, c’est inutile qu’elle soit venue ». Ce que je comprends c’est qu’en sachant que l’opération avait pour mission de rétablir la paix et non de s’opposer au FPR, si la mission ne dit pas combattez le FPR avec les FAR, ce n’est pas la peine que la France vienne ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne connaissais pas cet article du Monde à l’époque et je ne me rappelle pas mon entretien avec ce journaliste. Il faut d’abord entendre deux choses : sur ce que rapporte le journaliste, s’il a eu un entretien avec moi, quand la mission TURQUOISE est arrivée à GIKONGORO, l’officier responsable m’a expliqué le cadre de sa mission et si j’ai dit au journaliste que si le FPR et l’officier français m’avaient expliqué que les troupes françaises étaient là pour assurer l’ordre dans la préfecture de GIKONGORO et dans d’autres préfecture, j’ai dit au journaliste français que si le FPR attaque la mission de l’opération TURQUOISE … comprenait la signification du mot “SI”. Mais, la mission TURQUOISE a accompli sa mission dans les limites de sa compétence.

Me FOREMAN : Je voudrais vous suggérer que la mission de l’opération TURQUOISE aurait pu être saisie par vous, en tant que préfet. Vous avez dit ce matin que ce n’était pas le temps des enquêtes. Vous auriez pu faire des choses, comme retrouver des survivants et les interroger.

Laurent BUCYIBARUTA : Comme vous n’étiez pas là vous croyiez que les choses étaient faciles.

Me FOREMAN : Je pense qu’il n’était pas difficile d’aller voir s’il y avait des survivants des massacres. Je pense que ça ne vous aurait pas grandement mis en danger d’essayer de voir s’il y avait des survivants et de discuter avec vous.

Interruption de Me BIJU-DUVA : Je ne crois pas que ce soit un ton approprié aux questions.

Me FOREMAN : Je n’ai pas entendu BUCYIBARUTA dire qu’il a essayé d’aller rencontrer des témoins.

Me LEVY : Il a été dit lors des débats qu’il a pris en charge un des élèves de l’école Marie-Merci.

Laurent BUCYIBARUTA : Vous, vous avez vos notes, mais je préfère que vous posiez pour les personnes survivantes dans la cour de KIBEHO emmenées à l’hôpital de KIGEME. J’étais avec l’évêque, nous étions ensemble, nous les avions emmenés à KIGEME ensemble. Vous dites qu’à ce moment-là, il était facile pour moi d’aller voir les conditions. Vous trouvez que cela était facile, je n’étais pas habilité à faire des enquêtes.

Me FOREMAN : Lorsque l’armée française est sur place, que la paix est revenue sur le territoire ou en tout cas qu’il n’y a plus de massacres à grande échelle, est-ce que ce moment aurait pu être le temps des enquêtes ? Avez-vous parlé aux membres de l’opération TURQUOISE des massacres qui ont tué la plupart des Tutsi sur votre territoire ? Avez-vous demandé qu’ils prennent des photos des scènes de crime ? Avez-vous dit qu’à MURAMBI, là où les français étaient campés, qu’il y avait des charnières sous eux ?

Laurent BUCYIBARUTA : Lorsque la mission TURQUOISE est arrivée au mois de juin, la plupart des fonctionnaires et des agents avaient fui. L’opération TURQUOISE a rétabli la sécurité, a démantelé la plupart des barrières, a recueilli des orphelins qui avaient été emmenés. L’opération TURQUOISE a pu les protéger. Concernant les enquêtes, les membres de TURQUOISE m’avait bien expliqué que la conduite des enquêtes n’était pas inscrite dans leur mission. La mission de mener des enquêtes n’était pas inscrite dans leur agenda de travail.

Me FOREMAN : Ils recueillaient des informations. Est-ce que vous leur avez donné des informations ? Vous êtes-vous ouvert aux militaires ? Avez-vous dit que vous étiez heureux qu’ils arrivent pour lever les mesures ?

Laurent BUCYIBARUTA : Effectivement, depuis que ces événements ont éclaté, j’étais sous le choc et je craignais pour ma vie. C’est pour ça que j’ai informé les personnes de l’opération TURQUOISE, j’ai donné les informations dont j’avais besoin. Les officiers de l’opération TURQUOISE ont décidé de mettre les rescapés sur le site de MURAMBI.

Me FOREMAN : Sur Damien BINIGA, vous lui reprochez quoi ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est ce que vous venez de dire concernant son comportement qui était inadmissible pour un sous-préfet appelé à gérer une région. Il devait être neutre, mais il ne semblait pas être neutre à l’égard de partis politiques et sur le plan ethnique, car en cachette il avait tendance à avoir des propos envers les Tutsi.

Me BERNARDINI : Sur le carnet de notes de Pauline NYIRAMASUHUKO, on sait qu’il y a eu une réunion conjointe le 11 avril. Ce que dit ce carnet de notes est qu’on remplace les postes vacants. Une deuxième thématique est abordée à la réunion, c’est le message adressé par les préfets. Ce qui ressort est que les préfets ont pour instruction de faire passer un message, qui est que la mort du président a exacerbé les violences. Le deuxième message est la nécessité d’octroyer des primes pour les membres des comités. J’en fais des conclusions ; il y a cette volonté de remplacer les postes vacants, ce qui entre en écho aux notes sur les listes des personnes exécutées. On incite d’une part les membres des comités, ceux qui dirigent les miliciens, qui sont en mesure d’exercer la fonction de sécurité, avec un message diffusé à la population. Est-ce que ce sont des consignes du gouvernement qui vous sont transmises ou est-ce que ça découle d’un consensus entre les préfets ?

Laurent BUCYIBARUTA : Madame NYIRAMASUHUKO était effectivement à la réunion du 11 avril. Si elle a bien pris ses notes, les deux points évoqués peuvent être discutés. Le 11 avril, il n’y avait pas beaucoup de postes vacants, mais il y avait des secteurs où il n’existait plus de conseillers de secteurs, et les réfugiés Tutsi étaient dans des camps. Le conseiller de secteur s’était enfui à MURAMBI. Dans d’autres communes, il y avait des conseillers qui ne pouvaient plus exercer des fonctions. L’autre point concerne les comités de cellules, ils appartenaient au parti MRND et depuis l’installation du multipartisme, ces membres du comité de cellule n’appartenaient plus au parti MRND. Ce parti avait été dissous, mais toujours MRND mais dans le nouveau parti il y avait deux D (MRNDD). Il fallait que ce soit l’Etat qui les prennent en charge car ils accomplissaient des missions pour le pays et pas pour un parti. Le gouvernement a dit que quand les possibilités financières le permettront, on va leur donner une indemnité et plus particulièrement en matière de sécurité.

Me BERNARDINI : Le troisième point c’était cette sorte d’élément de langage. Le sujet de la mort du président, l’évocation de la violence exacerbée par l’attaque du FPR, s’agit-il d’une rhétorique gouvernementale ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas prendre ma position. Je vous explique moi ce que je comprends pour les témoins qui sont venus dans la salle, ils ont parlé de l’attaque du FPR et de la mort du Président. Ces deux événements ont eu un impact sur ce qui s’est passé pour le pays, mais pour la mort du Président ce n’est pas la raison pour laquelle les massacres ont eu lieu, mais une des raisons. Il y avait la volonté de pillage, et plusieurs raisons ou prétextes pour se livrer au massacre.

Me BERNARDINI : Les notes évoquent les attaques du FPR. Vous vous parlez de pillages, c’est-à-dire des pillages commis par le FPR ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit « attaque du FPR » et « assassinat du Président », ce sont les deux événements principaux à la source de tout ce qui s’est passé dans le pays.

Me BERNARDINI : Juste avant cette note, il est écrit « message des préfets ». J’ai le sentiment qu’il y a des instructions données aux préfets ?

Laurent BUCYIBARUTA : Même si ça a été dit comme ça, moi je cherchais mon langage à moi.

Me BERNARDINI : Il y a un bureau politique qui se réunit le 12 mai. Ça réunit plusieurs personnalités et vous êtes présent. Vous dites que vous n’étiez pas là ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le 12 mai ? Mais vous dites bureau politique de quoi ?

Me BERNARDINI : Il y a dans le carnet de notes, à la date du 12 mai, le bureau politique avec les préfets de 1 à 10 et vous êtes mentionné en n°4. Il y a des représentants des partis politiques.

Me BIJU-DUVAL : Rien ne dit que c’était la liste de participants.

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne connais pas cette réunion du bureau politique.

Me BERNARDINI : Ma question porte sur votre présence à cette réunion.

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai participé à aucune réunion dite du bureau politique. Je participais aux réunions administratives et pas aux réunions politiques.

Me BERNARDINI : Vous n’étiez pas là donc. Ce que mentionne cette réunion du bureau politique ; on a la question de remplacement des postes vacants ; on parle de cotiser pour les Interahamwe ; on évoque les gouvernements belge, américain et la MINUAR. Il y a une réunion le 26 avril, à laquelle vous êtes présent. Saviez-vous que le 27 avril, une délégation du gouvernement rwandais se rend en France ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je sais qu’il y a eu une délégation rwandaise qui s’est rendue en France et ailleurs.

Me BERNARDINI : Sur la semaine du 24 avril, il y a écrit « visites en Allemagne et en Espagne ». Vous saviez aussi qu’il y avait eu des visites dans ces pays ?

Laurent BUCYIBARUTA : Moi j’ai principalement retenu la France.

Me BERNARDINI : Ce qui est intéressant est que le message adressé à la population date du 29. Est-ce qu’il y a un lien à faire entre cette visite des représentants du gouvernement intérimaire en Europe et ce message de pacification ?

Laurent BUCYIBARUTA : Cette visite du gouvernement intérimaire dans les pays d’Europe a été décidée par les autorités rwandaises au niveau supérieur. Je ne connais pas les motifs de l’envoi de cette décision car c’est une question qui me dépasse.

Me BERNARDINI : Il s’agit du MAE et du directeur des affaires politiques du gouvernement. On peut comprendre de quoi il va s’agir. On peut savoir que le gouvernement rwandais a des soutiens diplomatiques.

Laurent BUCYIBARUTA : Le gouvernement en place en 1994 était reconnu sur le plan national et international. Quand vous parlez du directeur qui faisait partie de la délégation, il était, je crois, là en tant que directeur général au MAE, mais pas comme président de la CDR.

Me BERNARDINI : Est-ce que vous savez si le Rwanda est isolé sur le plan diplomatique ou s’il jouit de soutiens diplomatiques, notamment en Europe de l’Ouest ?

Laurent BUCYIBARUTA : Pour moi, il n’était pas isolé. À ce moment-là, le RWANDA participait à toutes les rencontres internationales et à l’Union africaine à TUNIS. Le pays n’était pas isolé sur le plan diplomatique car les représentants étaient accueillis en FRANCE, dans d’autres pays d’Europe et aussi au niveau de l’Union africaine.

Me BERNARDINI : Ce que vous nous dites c’est que le message à la population, ce qu’on a appelé la « pacification » ; je note une inflexion entre la fin du mois d’avril, avec ce message. Pour vous, ce n’est absolument pas lié aux visites du gouvernement rwandais dans les pays européens ?

Laurent BUCYIBARUTA : Rien ne permet de les lier car je ne fais pas partie de ceux qui partaient à l’étranger, ce n’est pas moi mais le gouvernement.

Me BERNARDINI : Je ne spécule pas sur le fait que vous ayez pu être à l’origine de la délégation. Mais, les informations récoltées par la délégation et le soutien fébrile obtenu a pu entraîner une inflexion dans la manière de faire la politique au Rwanda et notamment à GIKONGORO. Juste une parenthèse, il est fait référence aux fugitifs dans ce message. Qui sont-ils ? Est-ce qu’il s’agit du FPR en fuite? Des réfugiés Hutu ?

Laurent BUCYIBARUTA : Peut-être mieux nous lire tout le paragraphe concernant les fugitifs.

Me BERNARDINI : Ça me semble une application directe de la rhétorique du gouvernement.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce mot « fugitif » est pris isolément et je ne sais pas dans quel contexte figure ce message.

Me BERNARDINI : Oubliez ma question. Puisque le Rwanda n’est pas isolé sur le plan diplomatique, le message du 29 avril est une volonté de votre part d’entreprendre la pacification, pas en lien avec une demande du gouvernement ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je vous ai dit que le 21 avril c’est la date de l’envoi d’une lettre du Ministre de l’intérieur, tandis que la circulaire du Premier ministre allant dans le même sens n’est datée que du 27 avril. Ma conviction personnelle c’est que je pensais qu’il y avait une reprise de la conscience du recours de la paix à l’initiative du gouvernement et moi j’ai pensé qu’il fallait lancer un message sur le retour de la paix. Moi, je pensais que les choses allaient peut-être aller mieux. Je ne peux pas me mettre dans la tête de certaines personnalités.

Me BERNARDINI : Avez-vous connaissance de l’existence d’un camp d’entraînement de miliciens Hutu à CYANIKA?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne connais pas ce camp d’entraînement à CYANIKA.

Me BERNARDINI : On a le capitaine Eric qui est venu. Il explique qu’il est tout près de GIKONGORO. Est-ce qu’il y a la possibilité d’un camp près de GIKONGORO ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne le démens pas, ils ont soigné beaucoup de gens blessés.

Me BERNARDINI : Sauf qu’on est le 24/29 juin. Il a parlé d’automutilations. On sait qu’il n’y a pas d’affrontements. Il n’a pas parlé d’armes à feu.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que je peux vous expliquer c’est que les militaires français essayaient de recueillir partout tous les rescapés, et ces rescapés certainement certains avaient été blessés. Comme il y avait le centre de l’opération TURQUOISE à CYANIKA, tous les blessés de la préfecture venaient là-bas pour être soignés sur place.

Me BERNARDINI : On peut admettre que s’il y avait eu un tel camp, vous en auriez été informé ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ni le bourgmestre, ni le préfet, je ne me rappelle pas d’un témoin qui ait parlé d’un camp d’entraînement de CYANIKA.

Me BERNARDINI : Sur la visite à la prison de GIKONGORO, le témoin Daniel KAREBEYA*** a dit deux choses : le matin, je reçois la visite du préfet, du capitaine SEBUHURA et du bourgmestre ***. Quand il est entendu dans le cadre de l’instruction qui vous concerne, il revient et dit qu’il ne vous a pas vu mais le sous-préfet de RUKONDO (D3818 et D10495/2). Est-ce que les autorités judiciaires ne fonctionnent-elles pas pendant les trois mois du génocide ? Je parle de la continuité de certains membres de l’administration, notamment à la prison de GIKONGORO.

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que je peux vous dire, je le répète, je ne suis jamais allé à la prison de GIKONGORO au mois d’avril 1994. Le témoin se contredit lui-même. Il dit avoir vu le préfet, après il dit ne pas avoir vu le préfet, mais que finalement c’est le sous-préfet.

Me BERNARDINI : Vous nous dites ne pas être allé à la prison, mais je demande si le procureur a autorité notamment à la prison, selon vous ?

Laurent BUCYIBARUTA : A cette époque-là, je ne crois pas que le procureur ait émis des mandats d’arrêt ou d’emprisonnement à la prison de GIKONGORO, moi je n’ai pas l’impression.

Me BERNARDINI : Jouissait-il d’une autorité de fait ? On a le sentiment que c’est le cas ou alors il est légitimé par le capitaine SEBUHURA ?

Laurent BUCYIBARUTA : Les autorités de la prison, c’est d’abord le directeur et le directeur adjoint. Celui qui peut donner des instructions, c’est le procureur.

Me BERNARDINI : Le sous-préfet rendait compte.

Laurent BUCYIBARUTA : Rendre compte à qui ? Vous me parlez d’un sous-préfet de RUKONDO, mais je ne connais pas un préfet de RUKONDO.

Me BERNARDINI : Pourriez-vous détailler sur les conditions de votre fuite et jusqu’à ce qu’on vous retrouve en France ? Sur la façon dont vous quittez le pays ?

Laurent BUCYIBARUTA : Au mois de juillet 1994, nous avons décidé de nous exiler car nous estimions que notre vie pouvait être en danger, et c’est la raison pour laquelle on a voulu s’exiler.

Me BERNARDINI : Vous êtes allé dans une agence de voyage pour prendre un billet d’avion ?

Laurent BUCYIBARUTA : On est parti en voiture et en camion.

Me BERNARDINI : Pouvez-vous détailler ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas vous indiquer la marque et la plaque du véhicule.

Me BERNARDINI : A quel moment arrivez-vous en France et comment vous retrouvez-vous avec le statut de réfugié ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je suis arrivé en France fin 1997 par l’aéroport Charles de Gaulle. J’ai rempli des formalités de demandeur d’asile, mon dossier a été examiné par l’OFPRA.

Me GISAGARA : Dans ce message, vous indiquez en parlant de l’ennemi, qu’il veut exterminer les Hutu, ça c’était fin avril. Et, le 1er juillet, les officiers vous invitent et vous êtes totalement en phase : vous aviez changé d’avis. Depuis le début du procès, vous avez dit que vous étiez un homme bon, un homme juste. J’aimerais avoir une explication de votre part.

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai parlé nulle part de Hutu. Quand le FPR a attaqué, en tout cas dans le nord du pays, je connais des Tutsi qui ont été exterminés, comme des Hutu. Ils ne faisaient pas de distinction entre Hutu et Tutsi lors de l’attaque. Dans mon texte, je ne parle ni de Hutu ni de Tutsi, mais de population rwandaise.

Me GISAGARA : Excusez-moi Monsieur Laurent BUCYIBARUTA. J’ai rajouté le mot « Hutu » pour que ce soit plus visible. Si les Inkotanyi veulent exterminer des Hutu et que vous, vous voulez travailler avec eux, comment pouvez-vous nous expliquer cela? Cette déclaration qui appelle à exterminer.

Laurent BUCYIBARUTA : Premièrement, vous reconnaissez que je n’ai pas parlé ni de Hutu, ni de Tutsi dans mon texte. Deuxièmement, si les officiers qui étaient à KIGEME ont cru bon de rappeler qu’il était nécessaire de collaborer avec le FPR. Il s’est fait que pendant le déclenchement des hostilités en avril 1994, il y a eu des messages, non seulement des militaires rwandais, mais aussi des représentants des communautés religieuses qui sollicitaient le gouvernement rwandais et le FPR à collaborer pour enrayer les meurtres qui se commettaient dans la région. Si les signataires de la déclaration de KIGEME ont rappelé cette collaboration, c’est qu’ils s’inscrivaient dans la mise en pratique des accords d’ARUSHA.

Me GISAGARA : Je parle de vous, de vos convictions personnelles. Vous êtes prêt à ce moment-là à travailler avec un pouvoir qui extermine la population ?

Laurent BUCYIBARUTA : De quels gens est-ce que vous voulez parler ?

Me GISAGARA : Les Inkotanyi.

Laurent BUCYIBARUTA : Même avant, si les conditions avaient été réunies pour que je travaille avec eux, j’aurais pu le faire.

Me GISAGARA : ***

Laurent BUCYIBARUTA : Il y avait eu un accord signé officiellement à ARUSHA, puis il y avait eu des appels à ce que le FPR et le gouvernement participent ensemble à l’abdication des crimes qui se commettaient dans le pays. Il y a eu tout cela qui a fait en sorte qu’on pouvait travailler avec le FPR, et même moi-même en tant que fonctionnaire de l’Etat rwandais. Je pouvais collaborer avec n’importe quel gouvernement en place.

Me GISAGARA : Même s’il a exterminé la population ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce n’est pas seulement le FPR qui commettait les crimes, que ce soit des crimes de génocide ou contre l’humanité, mais aussi des membres de l’armée rwandaise. Si tout cela avait cessé, si tout le monde avait écouté les appels au calme qui avaient été lancés, rien n’empêchait qu’on puisse travailler pour le pays.

Me GISAGARA : Si je vous comprends bien, si vous étiez sincère dans votre message fin avril, et si convaincu d’une extermination par les Inkotanyi. Vous étiez prêt à faire table rase et à travailler avec eux ?

Laurent BUCYIBARUTA : A condition que toutes les conditions soient réunies.

Me GISAGARA : Donc, vous êtes prêts à travailler avec des tueurs ?

Laurent BUCYIBARUTA : Est-ce que je dois répéter ce que j’ai déjà dit ?

Me GISAGARA : Dans ces déclarations, vous avez utilisé le mot « génocide » pour la première fois en juillet, c’est un génocide envers les Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le mot « génocide » n’a pas été utilisé en 1994. Dans l’accord d’ARUSHA, le mot « génocide » n’apparait nulle part. Ensuite, vous savez que le mot génocide n’a pas été utilisé en 1994, surtout qu’il y a même des gouvernements étrangers qui interdisaient d’utiliser le mot génocide ; par exemple les Etats-Unis d’Amérique qui avaient interdit aux fonctionnaires du ministère américain des affaires étrangères et à d’autres d’utiliser ce mot. Tous les crimes ne constituent pas des génocides. Ce n’est que lorsqu’il y a eu une résolution disant que les actes commis au Rwanda pouvaient être qualifiés de génocide que ce mot a été utilisé.

Me GISAGARA : Il a été utilisé dans la déclaration de KIGEME.

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, mais il avait aussi été utilisé peu avant dans une résolution des Nations Unies.

Me GISAGARA : Donc, comme vous êtes totalement d’accord avec la déclaration de KIGEME, vous êtes d’accord qu’un génocide suppose une organisation ? Certaine organisation (au sein de votre préfecture) ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je vous ai dit qu’à cette époque, on n’a jamais utilisé le mot « génocide », mais que des crimes se commettaient, c’est une évidence. On peut se poser la question de savoir si ces crimes étaient planifiés, organisés ou autres termes. En tout cas, de mon point de vue, je me suis posé des questions : comment se fait-il que des actes similaires aient lieu successivement ?

Me GISAGARA : Est-ce que vous avez eu des réponses ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai pas eu de réponses à mes propres questions.

Président : Les officiers eux, à KIGEME, ont dit eux qu’il s’agissait d’un génocide et d’un crime contre l’humanité. Vous avez dit que vous étiez parfaitement d’accord avec la déclaration de KIGEME. Ce qui nous intéresse c’est de savoir ce que vous pensiez ? D’accord ou pas d’accord ?

Laurent BUCYIBARUTA : D’accord.

Président : D’accord avec quoi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Avec le contenu de la déclaration. Ces crimes ont été qualifiés de génocide. S’ils ont été qualifiés de génocide par l’autorité habilitée à donner la définition….

Le président l’interrompt afin de savoir ce que pense réellement l’accusé.

Laurent BUCYIBARUTA : Après avoir lu certains rapports et écouté les avis des spécialistes, je reconnais que les crimes qui ont été au Rwanda constituent des crimes de génocide.

Me GISAGARA : À GIKONGORO aussi ?

Laurent BUCYIBARUTA : GIKONGORO fait partie du Rwanda.

Me GISAGARA : Spontanée ou pas ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je vous ai dit que je me posais les questions, mais que je n’avais pas de réponses.

Me GISAGARA : Et aujourd’hui pas de réponse ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai pas de réponse. Peut-être que votre question est incomplète.

Me GISAGARA : Est-ce que vous considérez que le major SIMBA y est pour quelque chose ?

Laurent BUCYIBARUTA : Personnellement, ce que je sais, je donne tous les éléments à ma disposition. SIMBA a été nommé responsable de la défense civile dans les préfectures de BUTARE et GIKONGORO. SIMBA est une personnalité d’influence reconnue à l’échelle du pays.

Me GISAGARA : Je parle de massacre et pas d’influence. Est-ce qu’il y est pour quelque chose ?

Laurent BUCYIBARUTA : En tout cas, pour être complet, je n’ai pas vu SIMBA commettre des massacres.

Me GISAGARA : Oui, vous ne l’avez pas vu. Mais, dans votre fort intérieur vous pensez qu’il y avait quelque chose ou pas ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est possible. Je n’ai pas été témoin des crimes qu’il aurait commis.

Me GISAGARA : Pourtant vous avez témoigné en sa faveur. Vous avez été témoin à décharge pour lui ?

Laurent BUCYIBARUTA : SIMBA a été jugé par le TPIR. Je ne conteste pas les décisions. S’il a été jugé, il a été jugé pour ces actes, je ne peux pas contester des décisions judiciaires.

Me GISAGARA : Mais vous, vous avez témoigné en sa faveur ?

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai été appelé à témoigner comme on appelait d’autres témoins aussi. On ne peut pas être accusé de crime par le fait même qu’on est allé témoigner.

Me GISAGARA : Témoin de moralité pour lui, est-ce que ça vous pouvez le faire ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est pour une personne avec laquelle vous vivez régulièrement ensemble, vous partagez plusieurs choses en commun, or SIMBA habitait à KIGALI et moi j’habitais à GIKONGORO. Donc, sur le plan de la moralité, je n’ai pas d’opinion sur lui. Tout simplement, je retiens ce qui a été décidé par le TPIR à son égard.

Me KARONGOZI : Le conseiller de secteur à MURAMBI est ce que c’est MUDENGERE*** ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est exactement lui.

Me KARONGOZI : Savez-vous ce qui lui est arrivé ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non.

Me KARONGOZI : Comment savez-vous qu’il était à MURAMBI ?

Laurent BUCYIBARUTA : On me l’a dit. Le bourgmestre de sa commune qui était son bourgmestre me l’a dit. Il m’a dit que le conseiller du secteur avait décidé d’aller à MURAMBI. C’est ce qu’il m’a dit.

Me KARONGOZI : Et, vous avez procédé à son remplacement ?

Laurent BUCYIBARUTA : Il a été remplacé par une autre personne, mais je ne sais pas laquelle car à ce moment-là, les conseillers, avant d’être élus par la population, avaient été choisis par les bourgmestres parmi les responsables de cellule. Un secteur était composé de plusieurs cellules.

Me KARONGOZI : Savez-vous aussi que c’était le seul conseiller de secteur qui était Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, ce n’était pas le seul car il y a d’autres communes où les conseillers étaient Tutsi, notamment dans la commune de RWAMIKO.

Me KARONGOZI : Là, je parle de la commune de NYAMAGABE car un témoin a dit que c’était le seul conseiller Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’était le seul conseiller Tutsi de NYAMAGABE.

Me KARONGOZI : Remplacement ***

Laurent BUCYIBARUTA : Les personnes qui ont eu la possibilité de fuir l’ont fait. Le bourgmestre personnellement ne savait pas ce qu’il était devenu, est-ce qu’il a été tué ou en fuite ? Il ne m’a rien dit de tout ça.

Me KARONGOZI : Savez-vous à quelle époque il est remplacé, avant le 21 avril ou après ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est beaucoup plus tard.

Me KARONGOZI : Vous avez dit à propos de votre chauffeur, GATABARWA, qu’on n’a pas trouvé son chauffeur a MURAMBI, c’était un conseiller communal et vous trouvez ça normal qu’on ait pas cherché à trouver s’il était encore en vie ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce n’est pas moi qui cherchais à recenser les personnes tuées ou les personnes en vie. Ce sont plutôt les meurtriers qui disaient que GATABARWA, personne n’avait parlé de lui comme victime. Ils ont supposé qu’il était chez moi. C’est pourquoi certains envisageaient de mener des attaques à mon domicile.

Me KARONGOZI : Finalement, à MURAMBI, savez-vous nous dire qui sont les meurtriers ? Qui massacre les populations ?

Laurent BUCYIBARUTA : ***

Me KARONGOZI : Avez-vous finalement à ce jour les informations concernant les auteurs de ces massacres ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, les informations ont circulé. C’était des civils armés d’armes traditionnelles ou d’armes à feu.

Me KARONGOZI : Je reviens à l’école Marie-Merci. En fin de compte, après les informations données, vous avez été à deux reprises à KIBEHO, mais vous avez aussi été à la réunion de l’école Marie-Merci. J’imagine que l’expérience de KIBEHO, de KADUAH, de CYNIKA vous a donné une information comme quoi les élèves pouvaient être tués par rapport à l’expérience que vous venez de vivre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai pas pensé à ce que les élèves soient tués. Moi et d’autres, nous considérions qu’ils étaient un petit groupe pouvant facilement être protégé par la gendarmerie. Nous n’avons jamais pensé qu’ils pourraient être tués. Nous avons demandé au commandant de la gendarmerie d’affecter une équipe de gendarmes pour protéger les élèves de l’école Marie-Merci, mais aussi ceux qui avaient trouvé refuge à l’école des lettres. On n’avait jamais pensé qu’ils seraient tués.

Me KARONGOZI : Et finalement, une promesse de la gendarmerie quand ils sont tués, ils vous rencontrent et vous expliquent ce qui s’est passé ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce n’est pas lui-même qui a parlé du meurtre de ces élèves. C’est d’abord le directeur de l’école qui a donné l’information. Précédemment, j’avais informé le commandant de la gendarmerie de l’information donnée par l’abbé UWAYEZU qu’il y avait des menaces. A ma connaissance, toute intervention, qu’elle soit militaire ou de gendarmerie, doit se préparer. Les conditions requises pour envoyer des gendarmes ou des militaires, ça relevait de l’autorité militaire ou de gendarmerie.

Me KARONGOZI : Ça j’ai bien compris, je pose la question par rapport aux informations qui se sont passées.

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne pouvais compter que sur le commandant de la gendarmerie. C’était la seule autorité à la tête des forces de l’ordre à laquelle je pouvais m’adresser.

Me KARONGOZI : Mais, il est incapable de protéger les élèves, comment pouvez-vous compter sur lui s’il est incapable ?

Laurent BUCYIBARUTA : A quelle autre autorité j’aurais pu m’adresser si ce n’est pas à l’autorité que je connaissais comme chef de service ? Il n’y avait pas un autre moyen de recours pour pallier la carence éventuelle des forces de l’ordre.

Me TAPI : Hier, j’avais rappelé de décret-loi, je disais que cette disposition vous permettez de vous adresser à d’autres forces, quand on ne peut pas demander on ne peut pas avoir

Laurent BUCYIBARUTA : Dites-moi quelles autres forces j’aurais pu utiliser. Vous avez parlé de la police communale ; j’ai dit qu’elle ne suffisait même pas pour des bourgmestres qui l’utilisaient. J’ai expliqué pourquoi l’effectif de la commune était réduit suite aux problèmes économiques. L’autre possibilité, c’était le recours à l’armée ; or, elle avait envoyé ses effectifs au front. Je vous rappelle aussi que le préfet ne requiert pas l’armée. Ce n’est pas l’autorité qui requiert l’armée en cas de besoin, en cas de nécessité. Toutes les autres possibilités étaient épuisées.

Me BERRAHOU : J’ai une première question à vous poser, si je vous dis « il faut couper les grands arbres ». Est-ce que vous pourriez nous dire la signification de tout ça ?

Laurent BUCYIBARUTA : Dans quel texte avez-vous entendu cette expression ?

Me BERRAHOU : Vous ne l’avez jamais entendu ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est dans le message ou dans une lettre ? Couper les grands arbres ?

Me BERRAHOU : Si je vous dis la radio RTLM ça vous parle ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je pense qu’il vaut mieux être complet.

Me BERRAHOU : Avez-vous déjà entendu ceci ? Couper les grands arbres ? Dans le contexte rwandais ?

Laurent BUCYIBARUTA : Couper les grands arbres ? Malheureusement, je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Je pense qu’il faut aller dans le contexte concret. Si vous posez des questions, il faut que ces questions soient tirées de mes déclarations ou d’un texte. L’arbre je sais que c’est un arbre.

Me BERRAHOU : Monsieur Laurent BUCYIBARUTA, dans un courrier daté du 26 novembre 1997, alors que vous êtes en France « il n’y a pas d’arbre ici » que veut dire cela ?

Laurent BUCYIBARUTA : Moi à cette époque je faisais référence à un arbre de BANGUI. Ils nous disaient qu’il y avait un arbre à tel endroit, si vous y allez, vous trouverez quelqu’un qui vous aidera à téléphoner.

Me BERRAHOU : Donc, pour vous homme intelligent que vous êtes, vous écrivez à alors SIMBA quand vous lui écrivez en 1997, vous pensiez qu’en arrivant en France vous alliez trouver des arbres comme à Bangui?

Laurent BUCYIBARUTA : Quand j’ai écrit cette lettre à SIMBA, j’ai bien précisé que SIMBA n’a pas été le seul destinataire

Me BERRAHOU : Donc, vous pensez trouver cet endroit pour téléphoner ?

Laurent BUCYIBARUTA : En France, je ne dis pas qu’on ne trouve pas d’endroit où on peut téléphoner à prix réduit. On avait baptisé cet endroit et d’autres endroits d’arbres. En France, cela n’existait pas.

Me BERRAHOU : Je pense que chacun des membres de la cour était né en 1997, on pouvait trouver des cabines téléphones ou on pouvait téléphoner à bas prix.

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, il y avait des cabines téléphoniques mais ça coutait cher.

Me BERRAHOU : Donc, en arrivant en France qu’aussi peu cher qu’à Bangui?

Laurent BUCYIBARUTA : En France, il y avait des moyens de communication, mais qui coûtaient cher. Il n’y avait pas d’endroit où on pouvait téléphoner à petit prix.

Me BERRAHOU : Dans un courrier adressé au même Aloys SIMBA : il y a aussi un téléphone ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ça veut dire la même chose.

Me BERRAHOU : Je ne pense pas qu’en France on appelle arbre un téléphone.

Laurent BUCYIBARUTA : En tout cas, c’est le mot que les centres africains avaient donné à ces endroits où l’on pouvait téléphoner pour moins cher.

Me BERRAHOU : Pour la cour « arbre », dans la radio RTLM voulait dire tailler les tutsi, machettes les tutsi? Pourtant moi depuis la FRANCE j’en avais entendu parler alors que vous depuis le RWANDA oui.

Laurent BUCYIBARUTA : Vous ne m’avez pas posé de questions sur les émissions de RTLM. Si vous me posez des questions sur les mots prononcés par la RTLM, je répondrai. Radio RTLM lançait des propos qui ne convenaient pas.

Me BERRAHOU : Avez-vous entendu depuis le génocide rwandais depuis une quelconque radio « couper les grands arbres ».

Laurent BUCYIBARUTA : C’est possible mais je ne peux pas me rappeler de ce que j’ai écouté à différentes radios en 1994, cela fait presque 30 ans.

QUESTION DU MINISTÈRE PUBLIC :

Ministère public : J’aimerais revenir sur les circulaires du Ministre de l’intérieur. Hier, le Président de la Cour vous a demandé s’il y avait une certaine similarité entre la rhétorique de certains messages mais, ce matin, vous avez dit sur la circulaire du Premier ministre, « … sur la sincérité du message je ne peux pas savoir ce qu’il y a dans la tête de chaque personne ».

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai répondu à cette question. J’ai dit que la lettre du ministre de l’intérieur est datée du 21 avril. Il est possible que nous l’ayons reçue avant la réunion du 26 avril. On s’est mis d’accord sur la nécessité que je délivre un message lors de la réunion. Le Premier ministre a fait cette instruction le 27 avril, soit postérieurement à la décision prise le 26 avril. Nous ne nous sommes pas référés à la lettre du Premier ministre, puisque nous ne l’avions pas encore reçue.

Ministère public : La rhétorique est la même : vous aviez eu le message, la circulaire au préfet de la circulaire?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui.

Ministère public : « Je ne sais pas ce qu’il y avait dans la tête du gouvernement ». Vous avez dit ça ou je déforme vos propos?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui mais je vais m’expliquer davantage. J’ai dit que le gouvernement m’a donné l’impression qu’il avait pris conscience de la nécessité de ramener l’ordre dans le pays.

Ministère public : Je vais vous donner connaissance des délibérations du TPIR du Ministre de l’intérieur, votre supérieur hiérarchique (D1039 et suivants). On est d’accord que vous n’utilisez pas exactement les mêmes termes que de la lettre de Jean KAMBANDA ? Est-ce que vous contestez ?

Laurent BUCYIBARUTA : Vous avez bien fait de dire que M. Edouard KAREMERA est devenu Ministre de l’intérieur le 25 mai.

Ministère public : C’est dans la décision du TPIR qui le condamne qui fait l’exégèse du Premier ministre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas commenter les décisions du TPIR parce que le tribunal a ses règles de fonctionnement, a interrogé les témoins et a tiré des conclusions de sa propre compétence. Il vaut mieux les prendre telles que ces décisions sont prises. Quant à moi, je n’ai pas été interrogé ni témoin pour les jugements de KAREMERA ou KAMBANDA.

Ministère public : Ce n’est pas ce que je dis. Si je vous dis que cette motivation du TPIR pourrait, certains points de cette motivation, s’appliquer à votre propre message. On aurait pu parler du massacre de Tutsi mais, vous, vous parlez de massacres « à base ethnique ». En p.2, vous dites que « l’ennemi tire profit de ces massacres à base ethnique », et à la fin de l’audience, vous dîtes qu’il doit être mis fin à la violence et au pillage. Eric GILLET avait expliqué que c’était toujours la même chose, appeler au calme et ensuite influencer au massacre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Vous avez d’abord dit que mon message, les mots qu’il contient, ne sont pas les mêmes que ceux du TPIR. Vous tirez la conclusion que ça pourrait être affirmé donc vous n’êtes pas sûre.

Ministère public : C’est le principe du double langage Monsieur.

Laurent BUCYIBARUTA : Si vous dites que mon message pourrait être assimilé, si vous utilisez le mot pourrait, c’est du conditionnel.

Ministère public : Alors votre message PEUT.

Laurent BUCYIBARUTA : Je vous dis maintenant comme je l’ai déjà dit que dans mon message, je n’ai pas utilisé les mots Hutu ou Tutsi. Dans mon message, je n’ai pas utilisé d’autre mot à connotation. Le but de mon message était de dire aux gens qui se livraient aux meurtres de les cesser. Dans mon message, j’ai utilisé des arguments qui me semblaient appropriés pour convaincre les tueurs. Je devais utiliser les arguments qui me semblaient de nature à convaincre les tueurs afin qu’ils cessent leurs actes.

Ministère public : Donc, si vous parlez à plus de dix reprises d’« ennemis», de « troubles » : c’était le langage approprié pour faire cesser les massacres contre les Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Concernant le mot ennemi, je l’ai déjà expliqué. Pour moi, l’ennemi était l’agresseur, qui est le FPR. Ce n’est pas une population rwandaise Hutu ou Tutsi.

Ministère public : Tous les témoins de contexte ont dit que l’« ennemi» était le FPR et les Tutsi?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne nie pas que l’ennemi désignait le FPR et le Tutsi mais pas dans mon message.

Ministère public : En parlant de quelque chose qu’on a pu évoquer, c’est la question du carburant. Il fallait déprendre d’un bon de rationnement sur le camp militaire de BUTARE ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui. A un moment donné, il n’y avait plus de carburant à GIKONGORO donc moi-même, pour mettre du carburant, je ne pouvais pas aller directement dans une station d’essence. C’est les autorités préfectorales de BUTARE ou autorités militaires qui avaient le droit de délivrer des bons de rationnement.

Ministère public : Les autorités préfectorales de BUTARE, donc à GIKONGORO on ne pouvait pas donner de ticket de rationnement ?

Laurent BUCYIBARUTA : A GIKONGORO, on pouvait donner des bons de rationnement pour le carburant quand il y en avait. Mais quand on en avait plus, c’était à BUTARE.

Ministère public : C’était quand à peu près ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas me rappeler de la période. Début avril, il y en avait. Les deux stations-services de GIKONGORO avaient le même fournisseur qui décidait parfois de ne pas délivrer de carburant, préférant BUTARE.

Ministère public : Moi, ce qui m’intéresse c’est au niveau de GIKONGORO, certains circulaient à pied ?

Laurent BUCYIBARUTA : Certains circulaient à pied, d’autres en voiture.

Ministère public : Les cultivateurs n’avaient pas de voiture eux ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, mais les gens qui habitaient le centre-ville, certains possédaient une voiture.

Ministère public : Mais, on va dire que la possession de voiture n’était pas généralisée ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, tout le monde n’avait pas sa voiture. C’est une évidence.

Ministère public : Hélène DUMAS disait que pour aller tuer, il fallait une voiture et que les tueurs avaient une voiture. Qui avait le droit d’avoir de l’essence ? Comment ça marchait ?

Laurent BUCYIBARUTA : Madame DUMAS a elle-même dit qu’elle n’avait pas terminé ses investigations sur GIKONGORO. Si les attaquants disposaient de moyens de locomotion, je ne sais pas où ils trouvaient du carburant, certains volaient des véhicules disposant de carburant. L’évêché notamment.

Ministère public : Et, au niveau de la préfecture ? L’usine à thé de MATA avait-elle aussi des véhicules ?

Laurent BUCYIBARUTA : L’usine à thé de KIGALI et celle de MATA avaient aussi du carburant. Je ne sais en quelle quantité mais ce sont les utilisateurs de ces véhicules qui peuvent dire où ils trouvaient le véhicule.

Ministère public : Et vous, en tant que préfet de GIKONGORO, c’était quoi vos instructions ? Qui en avait le droit en 1994 ? Il n’y avait pas beaucoup de rationnement, donc il fallait faire des choix, quels étaient ces choix ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le rationnement qui était fait sur un bon délivré par la préfecture, c’est pour les stations connues, officielles, Pétrole RWANDA, GIKONGORO. Les projets agricoles disposaient de leur propre stock. Toutes les usines disposaient de carburant puisque le fonctionnement des usines nécessitait du carburant.

Ministère public : « Séparation des pouvoirs ça relève du pouvoir judiciaire et ce n’était pas de mon ressort ». On a entendu le bourgmestre de RUKONDO, Didace HATEGEKIMANA, et en tant que bourgmestre, il était OPJ et il pouvait diligenter des enquêtes. Il avait dit : « il pouvait le faire en tant que supérieur hiérarchique, mais il ne m’a pas demandé »?

Laurent BUCYIBARUTA : Le bourgmestre de RUKONDO, comme d’autres, avait la qualité d’OPJ. Le préfet ne l’avait pas. Le bourgmestre pouvait arrêter des gens en infraction mais le préfet n’avait pas cette qualité d’OPJ. Dans chaque commune, il y avait une IPJ qui pouvait arrêter des gens de son initiative ou avec le bourgmestre.

Ministère public : La question c’est que le bourgmestre peut, en tant qu’OPJ, arrêter des gens, et vous, en tant que supérieur hiérarchique vous n’arrêtez pas les gens ? Vous n’êtes pas OPJ mais vous pouvez quand même demander au bourgmestre d’arrêter des gens, chose que vous avez déjà fait ?

Laurent BUCYIBARUTA : Si je l’ai écrit, c’était avant la période des massacres et autres troubles en 1994. Ce courrier ne date pas d’avril 1994. Le bourgmestre, malgré sa qualité d’OPJ, était tenu à utiliser cette qualité pour certaines infractions mais pas pour toutes.

Ministère public : J’imagine que pour arrêter des gens qui ont tué d’autres gens ça marche IPJ ?

Laurent BUCYIBARUTA : Quand le bourgmestre estimait que ce n’était pas en sa compétence de poursuivre cette infraction, il demandait à l’IPJ.

Ministère public : Je vais passer à un autre témoin, le bourgmestre de KIVU. Dès le 12 avril, avec des policiers municipaux, ils se sont tous rendu à *** et il disait : « je trouve que cela fonctionnait au parquet de MUNINI », donc on a l’impression que la justice pouvait continuer à fonctionner ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le bourgmestre a dit cela mais il a dit que l’IPJ a déposé le dossier auprès du substitut du procureur qui était à MUNINI mais il est resté sans suite.

Ministère public : Ça j’ai envie de dire ce n’est pas votre problème, car si on s’en tient à la séparation des pouvoirs, vous avez la possibilité de faire des enquêtes. Même si ça ne fonctionnait pas, vous auriez pu faire des enquêtes et au moins vous faire votre travail. Toute la partie précédente, pour donner des instructions aux bourgmestres, vous ne l’avez jamais fait.

Laurent BUCYIBARUTA : Le dossier fait dans la commune de KIVU qui a été déposé auprès du substitut concernait le vol d’armes communales dans le bureau communal. Si l’IPJ de KIVU a pu faire cette enquête, il s’agit d’un vol. Il ne s’agit pas d’une enquête qui concerne l’arrestation de tous les bourgmestres.

Ministère public : Donc, jusqu’à présent, vous dîtes que la justice ne fonctionnait pas mais là vous dîtes que la justice fonctionnait pour certaines choses ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je continue à dire qu’elle ne fonctionnait pas. S’il y a un bureau où il y a le premier substitut et pas d’autre personnel, c’est dire que l’institution ne fonctionne pas. Même à GIKONGORO où on disait que le parquet ne fonctionnait pas. Ça ne peut fonctionner que si tous les agents sont sur place.

Ministère public : Là, on est d’accord, mais en tant qu’autorité préfectorale ce n’est pas votre problème.

Laurent BUCYIBARUTA : Je vous l’ai dit, moi je n’avais pas les moyens humains et matériels et surtout je n’étais pas compétent pour mener ces enquêtes. Les personnes compétentes pour mener ces enquêtes ne pouvaient pas être réunies. Il fallait penser à sa propre sécurité. Qui aurait osé se présenter devant des dizaines ou des centaines de meurtriers pour dire qu’il fallait les arrêter.

Ministère public : Je vais vous rappeler ce que disait Didace HATEGEKIMANA : « au tout début, la population civile n’avait pas d’armes à feu, il était facile de les arrêter ». C’est aussi ce qu’a dit Alison DES FORGES.

Laurent BUCYIBARUTA : La possibilité s’est ouverte dans une commune et pour une courte période. Après les massacres et les autres actes de violence ont augmenté de telle sorte que la situation devenait ingérable.

Ministère public : C’est un peu tout le problème de la question de l’immunité.

Laurent BUCYIBARUTA : Qu’est-ce que j’y pouvais ?

Ministère public : Vous reconnaissez que vous avez des bourgmestres, ils pouvaient mener des enquêtes, et vous dites « qu’est-ce que j’aurais pu faire ? », et bien vous auriez pu faire cela.

Laurent BUCYIBARUTA : Les autorités judiciaires n’étaient pas en mesure de mener des enquêtes. Il y a des choses qu’on peut accomplir en temps de paix mais pas en temps de guerre.

Ministère public : Question sur la possibilité de fuir. Depuis le début, vous avez exclu cette possibilité, mais les débats ont permis de mettre en évidence que quand il le fallait, vous avez pu faire escorter des gens, des proches. Pourquoi vous n’activez pas ce réseau de confiance pour quitter le pays quand il y a le gouvernement intérimaire ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ces personnes, j’ai pu les aider par les moyens que j’ai utilisés. Mais ces personnes étaient à l’intérieur du pays. Je n’ai aidé personne à fuir vers l’étranger. Quand vous dites fuir, ça veut dire quitter son pays. Je ne pouvais pas envisager cela car cela aurait constitué un danger d’être tué en cours de route ou ça aurait donné la preuve que j’étais un partisan du FPR. Si je suis resté, si j’ai décidé de rester sur place, au moins, j’ai pu aider certaines personnes qui me demandaient de l’aide.

Ministère public : Donc vous, vous considériez que vous étiez la moins pire des options pour la population de GIKONGORO ?

Laurent BUCYIBARUTA : Moi je suis resté avec la population de GIKONGORO dans les conditions qui prévalaient. Si je trouvais que je pouvais faire quelque chose, je le faisais, comme convoquer une réunion pour envoyer des messages. J’ai pu quitter le pays quand l’opération TURQUOISE a assuré l’ordre et la sécurité. Le gouvernement avait déjà fui.

Ministère public : Vous n’avez pas apporté d’escorte, mais une personne citée par votre conseil avait dit que des personnes avaient fui grâce à un camion mise en place par votre disposition ?

Laurent BUCYIBARUTA : Il y a un camion du projet de développement agricole de GIKONGORO qui devait transporter des employés du projet au ZAÏRE en les déposant à CYANGUGU. Le responsable du PDAG m’a informé de cela. Quand des gens me disaient qu’ils voulaient se réfugier, je leur disais que l’asile devait provenir de l’opinion individuelle. Je leur disais que s’ils avaient l’intention de quitter le pays, un camion du PDAG allait partir donc ils pouvaient chercher de la place dedans. J’ai donné à ceux qui m’ont posé des questions comment partir.

Ministère public : Savez-vous si des personnes ont été évacuées ? Il y avait le greffier David KARANGWA ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est possible parce que ceux qui ont voulu partir avec ce camion l’ont fait. Mais je n’ai pas été voir qui est entré dans le camion. Pour conclure, je ne sais pas qui s’est installé à bord de ce camion. Je sais que c’est principalement des employés de PDAG.

Ministère public : Il nous a dit que c’était tous des Hutu ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ça aussi je ne l’ai pas vérifié mais je pense que c’était majoritairement des Hutu. Au PDAG, certains hébergeaient leurs amis Tutsi. Même dans le camp où je me trouvais à MUSHWEWE, certains Tutsi ont quitté le camp pour retourner au RWANDA.

Ministère public : Juste une question sur ces camps, avez-vous croisé des membres du gouvernement intérimaire ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le président SINDIKUBWABO, le premier ministre KAMBANDA et d’autres ministres étaient dispersés dans différents camps. Quand j’allais rendre visite à des amis et connaissances dans ces camps, je les rencontrais.

Ministère public : Avez-vous un peu parlé de la situation ? De l’avenir ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, on parlait de la situation dans les camps

Ministère public : Confirmez-vous que vous étiez informé des tensions ethniques avant le 6 avril. On a au dossier deux courriers de 1994 (D8199 et D8208). Le premier est un télégramme, on a un courrier de votre part du 17 décembre 1992 où vous faites état d’un départ de professeurs Tutsi et de tensions entre professeurs et élèves Hutu et Tutsi ? Pourquoi une telle diligence sur cette école, qui remonte bien au Président de la République ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que je savais était que les élèves de cette école étaient restés dans cet établissement et pas partis en vacances car ils devaient récupérer les cours qu’ils avaient perdus lors des grèves antérieures. Pour la suite, je pense qu’on a donné les informations à partir du moment où nous sommes allés visiter ces élèves. Avant le 6 avril, je savais que les élèves étaient là, il n’y avait pas de problème entre eux. Les problèmes ont surgi à partir du 7 avril.

Ministère public : Comme je le disais, on a entendu le témoin André SIBUMANA, il a parlé d’agents déployés sur la commune de MUNINI, des moyens d’informations ?

Laurent BUCYIBARUTA : Il faut noter que ce n’est pas moi qui ai adressé un télégramme au président de la république mais le sous-préfet. Je n’ai reçu qu’une copie. Il était mon devoir d’informer l’autorité hiérarchique des informations que j’avais reçues concernant les professeurs et un élève et les informations que j’avais. J’ai senti que je devais informer le ministre de tout événement d’importance qui pouvait surgir à ce moment-là.

Ministère public : Vous ne l’avez jamais dit dans le cadre de la procédure, un témoin qui a donné des informations précises concernant des moyens de communications et ce que vous avez oublié de dire, c’est qu’il y avait des informations données.

Laurent BUCYIBARUTA : La radio du service de renseignement préfectoral était tout à fait autonome par rapport à la préfecture et le ministère de l’intérieur. C’est deux radios différentes. Les opérateurs du service de renseignement ne connaissaient même pas les codes utilisés. Deuxièmement, concernant le réseau informateur, je ne le connais pas. L’opérateur a dit que c’est l’agent lui-même qui connaissait ces informateurs. Même l’opérateur ne les connaissait pas tous. Vous vous tromperiez si vous pensez que le service de renseignement de la préfecture était sous la dépendance du préfet. Ce réseau d’informateurs n’était connu que par l’agent de représentant de ces services lui-même.

Ministère public : On vous avait notamment interrogé sur les agents qui existaient et vous aviez dit à l’époque que vous ne le saviez pas. Aujourd’hui, un témoin a apporté des éléments d’information très précis, vous aviez vous-même votre moyen de communication crypté.

Laurent BUCYIBARUTA : Le témoin a dit que le service de renseignement devait normalement informer le préfet. C’était une éventualité. Il n’avait pas l’obligation d’informer le préfet de tout ce qui figurait dans le rapport. Il pouvait donner des informations au préfet.

Ministère public : Plusieurs bourgmestres qui étaient sous votre autorité étaient impliqués dans les massacres. Ils ont tous été condamnés.

Laurent BUCYIBARUTA : Si dans ces PV figure ma part dans tout cela, je n’ai pas ces éléments.

Ministère public : On a entendu des bourgmestres par visio-conférence. Est-ce que vous confirmez que vous n’avez pris aucune sanction contre eux ?

Laurent BUCYIBARUTA : La question des sanctions doit être examinée. A ce moment, je connaissais la procédure pour opposer des sanctions aux bourgmestres. Au préalable, il faut qu’il y ait un rapport. Il n’y en avait pas. Je savais que pour décider des sanctions, il y avait plusieurs recours prévus, même si ces autorités locales dépendaient du préfet mais il ne pouvait pas prononcer ou demander que l’autorité supérieure prononce des sanctions sans disposer d’un rapport sur des reproches et aussi des possibilités de recours. Il était d’habitude que d’avant de condamner quelqu’un, il devait avoir la possibilité d’exposer ses moyens de recours. Même s’il y avait une possibilité de mener des enquêtes, cela devait prendre un temps extrêmement long pour que le ministère de l’intérieur ou la présidence de la république puisse se prononcer. Dans la position où nous étions, il n’était pas possible de mener des enquêtes. Je pouvais en mener quelques petites. Je constituais une équipe de fonctionnaires qui devaient mener des enquêtes et me remettre des rapports. Mais ça c’est du côté administratif. Si ces gens étaient accusés de crimes à tort ou à raison, c’est la justice qui devait se prononcer. Les sanctions administratives, même quand elles sont imposées, ne peuvent pas remplacer les sanctions pénales. Donc d’abord, on était dans l’impossibilité de mener des enquêtes et ensuite les autorités judiciaires qui menaient des enquêtes ne pouvaient pas le faire.

Ministère public : Là, je vous parle de votre pouvoir disciplinaire (D10808), analyse juridique de l’acquittement et ce qu’il en ressort c’est que le préfet de *** a pris des sanctions disciplinaires. Ce qu’il en ressort c’est que celui-ci a été acquitté pour deux raisons : aucune preuve de l’implication du préfet dans ses attaques et il fait application des pouvoirs de sanction qui sont les siens. Une situation totalement comme la vôtre, vous n’avez jamais exercé votre pouvoir disciplinaire (D10691). L’article 50 vous donne le pouvoir dans une situation, vous avez la possibilité de prononcer des mesures de suspension sans même attendre le Ministère de l’intérieur. Ce bourgmestre a été suspendu car il a été retrouvé avec des biens de pillage.

Laurent BUCYIBARUTA : Il a été suspendu pour le pillage mais pour le génocide, c’est la juridiction compétente pour juger les crimes. Pour les crimes de génocide, la suspension comme mesure administrative ne remplaçait pas la suspension par une juridiction habilitée. Vous ne donnez pas toutes les informations.

Ministère public : Le texte est assez clair, les indices assez graves. Vous avez une faute présumée de bourgmestre, de très nombreux témoins relayant l’implication avérée. Vous restez sur votre ligne de dire que vous ne savez rien. En tout état de cause, vous aviez un pouvoir que vous n’avez pas utilisé.

Ministère public : J’ai une question sur l’effectif de la gendarmerie de GIKONGORO. Le sous-préfet nous a aussi indiqué que (D10340), et le sous-préfet parle aussi de 300 gendarmes à GIKONGORO ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’était un petit camp et les chiffres que vous avez donné qui visent l’échelle nationale. Il n’y a aucun chiffre qui vise spécifiquement GIKONGORO. Si le chiffre 300 a été évoqué, c’est peut-être une moyenne pour les préfectures.

Ministère public : Concernant le comportement du major BIZIMUNGU à l’égard des Tutsi. Quel était son comportement ? Est-ce qu’il s’opposait au massacre ? (D10892). Il semble que dans ce compte rendu, lorsqu’on le lit, que le comportement du major à l’égard des Tutsi n’est pas irréprochable ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas dire qu’à partir de ce que vous venez de lire je peux conclure que le major BIZIMUNGU était impliqué dans les massacres.

Ministère public : Donc, vous connaissez bien ce compte rendu ? Cette femme demande de l’aide avec ses enfants et on a le major BIZIMUNGU.

Laurent BUCYIBARUTA : J’ai entendu parler des personnes que vous venez d’évoquer. La femme est allée s’adresser au major BIZIMUNGU pour tenir une escorte. Le major a accompagné l’escorte. Arrivé quelque part en cours de route, des gens ont arrêté la voiture et ont pris le mari de cette femme pour le tuer. De là, je pense que Madame a pensé que c’est à cause du major BIZIMUNGU qu’il a été tué.

La défense n’a pas de questions. (Fin)