Aurélie Devos parle de la compétence universelle et de l’urgence d’accélérer enquêtes et jugements sur les procès de Génocide des Tutsis

Aurélie Devos

La magistrate française Aurélie Devos (A.D.), actuellement juge à Lille, a dirigé pendant dix ans le pôle crime contre l’humanité au parquet de Paris en tant que procureure. Lors du colloque sur le livre francophone 2024, elle parle de la compétence universelle dans son livre et de l’urgence d’accélérer enquêtes et jugements sur le Génocide des Tutsis. Lire son interview à André Gakwaya de l’Agence Rwandaise d’Information (ARI) – 

ARI- Comment avez-vous été amenée à écrire ce livre ?

A.D. – Après avoir quitté le pôle crime contre l’humanité, j’ai été recrutée par le Mécanisme résiduel auprès des tribunaux internationaux pour venir ici à Kigali pendant un an en tant que procureur senior pour terminer l’enquête relative à Félicien Kabuga. Donc, en partant, le pôle 1’a m’a permis de prendre du recul et avoir envie de partager cette expérience, de faire connaître au monde, même si on n’est pas juriste, même si on ne connaît pas le Rwanda, de faire connaître ce que la justice française a pu mettre ensemble et faire, quels ont été les limites, les obstacles et surtout tout ce qu’il fut encore accompli pour aller plus loin.  

ARI- Qu’est ce qui est développé justement dans votre ouvrage ?

A.D. – Alors ce qui est développé dans le livre, c’est la genèse de la création de ce pôle crime contre l’humanité en France. Pourquoi est-ce que l’on l’a créé, son histoire, celle des magistrats qui l’ont composé, et puis les histoires que nous avons rencontrées. Je fais apparaître beaucoup de visages des victimes, des témoins, mais aussi des bourreaux qui m’ont été donné à connaître. Donc, ce livre raconte toutes ces histoires, toutes les dimensions des enquêtes, les difficultés de coopération, toutes les dimensions financières, d’immigration qui sont autour de ces questions de crime contre l’humanité. Donc, c’est un livre qui est composé des chapitres, pas dans un sens chronologique, mais thématique, qui se veut vulgarisé vraiment pour le plus grand nombre.

Son livre

ARI- Le fil conducteur ?

A.D. – Le fil conducteur, c’est la création du pôle. Un des chapitres s’appelle au commencement était le Rwanda, parce que les dossiers qui étaient relatifs au génocide des Tutsis au Rwanda que nous avons été emmenés à connaître devant les juridictions françaises ont été à l’origine de la création de ce pôle. Même s’il s’est développé sur la Syrie, j’évoque un basculement avec la Syrie, le développement des autres types d’enquêtes, mais au commencement était vraiment le Rwanda. C’est le chapitre important et fondateur du livre.

ARI- Vous parlez des autres pays comme la Syrie…

A.D. – Le Libéria, le Tchad, la RCA, l’Ukraine, donc beaucoup d’autres situations que nous avons eu à connaître. Ce qu’il faut savoir c’est que la justice française est de toute façon contrainte de travailler dans le cadre de sa compétence. Ce qui va entraîner la compétence de la justice française, c’est la présence des Rwandais soupçonnés d’avoir commis des crimes sur son territoire. Si d’autres crimes sont commis ailleurs mais s’il n’y a pas de lien de rattachement avec la France, on ne va pas nous, justice française, connaître. Quelle que soit l’avancée de la justice, elle fait reculer bien sûr le négationnisme, mais elle n’empêche pas toutes les idéologies de subsister, de continuer, le feu étant tout le temps quelque part sous la cendre.

ARI- En quoi est-ce que le livre va être utile ?

A.D. – Je crois que le livre est utile parce qu’il va laisser des traces écrites. Un livre est un objet qui demeure, qui survit aux individus, les choses ne sont pas fugaces, …je crois que livre sera utile aux institutions pour comprendre qu’il faut poursuivre le travail, aller plus vite et comprendre que les choses sont pressées, et qu’il y a urgence à continuer à travailler, et aller plus loin. Je veux que le message soit entendu pour aller plus vite, encore plus loin.  

ARI- Est-ce que vous êtes sollicitée ailleurs pour votre profession ?

A.D. – Toujours on revient au critère de compétence de la juridiction française. Oui, il y a d’autres zones comme l’Ukraine, où des journalistes français ou des franco-ukrainiens, des binationaux, ont été tués dans le cadre des crimes de guerre. Oui, effectivement la justice française peut exercer son action. Oui, il y a beaucoup d’autres situations parce qu’il y a beaucoup de pays qui ont des liens avec la France, des personnes qui sont binationales, la justice française peut-être actionnée par le fait que l’auteur du crime soit français ou que la victime soit aussi française. Donc, il y a 25 zones différentes dans le monde qui ont mobilisé la justice française aujourd’hui.  

ARI- Votre impression sur le secteur de la justice au Rwanda ….

A.D. – C’est très difficile d’évaluer si la justice a été rendue ou totalement rendue. En tout cas, elle a été beaucoup mobilisée. Il y a beaucoup de jugements au TPIR, aux tribunaux ordinaires rwandais, dans les Gacaca, donc beaucoup de personnes ont eu à rendre des comptes. On ne peut pas face à un tel complot de crimes être totalement exhaustif dans l’espace d’une vie. Peut-être que la justice n’a pas tout fait ce qu’elle a fait à mon sens. Là où j’ai été impressionné, c’est cette capacité pendant trente ans d’avoir fait autant après ce type d’événement traumatique qui a laissé des institutions qui étaient totalement inexistantes, inopérantes. Et ça c’est quand même très remarquable. L’impression personnelle que j’ai eue en vivant ici au Rwanda, c’est un pays très attachant, auquel je suis très attachée. Et j’ai beaucoup aimé vivre ici au Rwanda et côtoyer les Rwandais. (Fin)