Menacés, les journalistes au Burundi continuent la lutte

By Lewis Mudge*

Kigali: Lorsqu’un journaliste que nous connaissons marche dans les rues de sa ville au Burundi, ses voisins s’exclament souvent: « Ah, voilà uwubangamiwe !» Même si c’est dit sur le ton de la plaisanterie, le surnom – qui signifie «à risque» en kirundi – révèle le danger constant auquel il est confronté.

Trois ans après que son collègue Jean Bigirimana a disparu, il continue, avec de nombreux autres journalistes burundais, à rendre hommage à son héritage.

Journaliste à Iwacu, le dernier journal indépendant encore en activité au Burundi, Jean Bigirimana était en déplacement pour un reportage lorsqu’il a disparu le 22 juillet 2016. Des renseignements non confirmés ont indiqué que des membres des services de renseignements burundais l’ont arrêté à Bugarama.

Au début du mois d’août 2016, deux corps décomposés ont été trouvés dans la rivière Mubarazi dans la province de Muramvya, non loin de Bugarama. Un des corps était décapité et l’autre était lesté de pierres. Certaines personnes ont supposé que l’un des cadavres aurait pu être celui de Jean Bigirimana, mais les autorités locales ont enterré les corps avant de déterminer leur identité et ont refusé de procéder à un test ADN.

Les journalistes qui connaissaient Jean Bigirimana décrivent un homme sociable, passionné et sympathique. Apprécié par ses pairs et par ses sources, il s’impliquait dans les enquêtes sur le terrain et faisait entendre la voix des victimes d’abus.

Ayant perdu l’espoir de le retrouver un jour vivant, ses collègues pleurent sa disparition, un sombre symbole des dangers auxquels ils sont eux-mêmes confrontés. Un journaliste de Bujumbura qui travaille clandestinement pour une station de radio exilée et dont je tairai le nom, comme celui des autres journalistes, pour garantir leur sécurité, a raconté à Human Rights Watch : « Je ressens une tristesse infinie lorsque je pense à Jean. Je suis encore choqué, mais cela ne doit pas nous empêcher d’enquêter ou de porter la voix des victimes. Il n’est pas le seul.»

Des dizaines d’autres Burundais ont disparu depuis le début de la crise dans le pays en avril 2015. Lorsque les corps réapparaissent, la plupart du temps, les autorités ne font aucun effort pour identifier les victimes ou enquêter sur les circonstances de leur décès. Les journalistes comme Jean Bigirimana mettent leur vie en danger pour révéler la vérité.

Depuis la décision du président Nkurunziza de briguer un troisième mandat controversé en 2015, les autorités ont porté coup après coup aux médias, suspendant leurs licences, empêchant les journalistes étrangers d’enquêter au Burundi et interdisant aux journalistes de communiquer « directement ou indirectement» avec Voice of America et British Broadcasting Corporation.

Après que les stations de radio locales ont été détruites physiquement en mai 2015, plus de 100 journalistes ont fui le pays. Les stations autrefois animées ont cessé d’émettre et les observateurs, les groupes indépendants de la société civile et le bureau des droits de l’homme des Nations Unies ont été expulsés jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne pour dénoncer la situation. Deux défenseurs des droits humains – Germain Rukuki et Nestor Nibitanga – ont été emprisonnés pour des offenses liées à la sécurité de l’État, apparemment en raison de leur travail sur les droits humains.

Mais tout le monde n’est pas parti. Travaillant sans relâche dans l’ombre, certains journalistes sont restés sur place. Quand on leur demande pourquoi ils n’arrêtent pas de travailler en tant que journalistes, ils répondent tous, comme à l’unisson: «Si nous n’écrivons pas sur ce qu’il se passe, qui le fera ? »

Les stations de radio privées, désormais basées dans les pays voisins, utilisent les listes de diffusion WhatsApp pour partager leurs bulletins d’information quotidiens. Les groupes exilés tels que SOS Médias Burundi publient les reportages de leurs journalistes sur le terrain sur les réseaux sociaux de manière anonyme. Malgré ces précautions, le danger est omniprésent et beaucoup craignent que le pire soit encore à venir.

La pression monte dans le pays et alors qu’Iwacu continue à publier des enquêtes percutantes, ce journal est régulièrement dans la ligne de mire des autorités.

À l’approche des élections de 2020, les journalistes s’attendent à ce que le gouvernement trouve de nouvelles façons d’entraver leur travail, y compris par une surveillance accrue et des mesures restrictives imposées par le Conseil national de la Communication (CNC), le régulateur des médias contrôlé par le gouvernement. La récente nomination d’un ancien chef des Imbonerakure – qui supervisait la ligue des jeunes du parti au pouvoir lorsqu’ils commettaient des abus flagrants – à la tête de la radiotélévision étatique envoie un message glaçant. Un responsable du service national de renseignements et un ancien responsable du ministère de la défense ont aussi été nommés au conseil d’administration de cette radio, RTNB.

Depuis février, lorsque le Congrès national pour la Liberté (CNL), nouveau parti d’opposition, a été enregistré, SOS Médias Burundi a posté plus de 120 fois sur Twitter des publications concernant le #CNL. Ces publications incluent souvent des détails sur les meurtres, les disparitions, les arrestations et les passages à tabac de ses membres, des abus qui ont aussi été documentés par Human Rights Watch.

Le journaliste d’une radio clandestine avec qui nous avons parlé a peur que le travail des journalistes ne devienne encore plus difficile, mais il est déterminé à continuer. « Je peux voir avec l’arrestation des membres des partis de l’opposition que les élections auront probablement lieu dans un climat très tendu. Comme les médias parlent de ces problèmes, nous ne serons pas épargnés. »

Les journalistes travaillant avec des ressources limitées et sans filet de sécurité sont une source d’information vitale pour la population burundaise de plus en plus isolée, et représentent un lien avec le monde extérieur.

Pendant notre conversation téléphonique, le journaliste du centre du Burundi s’est souvenu du jour où il a appris la disparition de Jean Bigirimana: « Sa mort nous a tous choqués. Avant, nous pensions que leurs menaces n’étaient que des intimidations. Mais quand ils ont enlevé Jean, nous avons su que les risques étaient réels.»

Malheureusement, trois ans plus tard, les risques le sont toujours.

 

*Lewis Mudge est Directeur de la division Afrique centrale à Human Rights Watch, organisation internationale des droits de l’homme basée à New York.